« Les Flamands sont presque tous gros et grands. Leur
naturel est pesant et indolent; cependant ils sont laborieux, tant pour la
culture des terres que pour les manufactures el le commerce, qu'aucune nation
n'entend aussi bien qu'eux. Ils sont grands amateurs de la liberté, et on les
gagne plus aisément par la douceur que par la force. Ils se piquent et se
réconcilient facilement. Ils se confient de tout ce qui leur arrive en pensant
qu'il pourrait leur arriver pis. Ils ont de l'esprit et du bon sens, sans avoir
l'imagination vive. C'est peut-êlre pour cela qu'ils aiment à boire entre eux
et à faire leurs affaires le verre à la main. Ils sont fort attachés à la
religion catholique, ils assistent régulièrement à la messe et au sermon.
« Les Flamands naissent tous avec du courage, cependant ils
n'aiment pas la guerre, tant parce que la fortune ne s'y fait point assez
promptement à leur fantaisie, que parce qu'ils n'aiment pas à l'acheter par une
sujétion qu'ils regardent comme une bassesse. Les femmes y sont belles et
blanches; mais leur beauté passe aisément. Le mariage a de si grandes vertus en
Flandre, qu'il fait toujours une femme vertueuse d'une fille coquette; aussi
les maris n'y sont point jaloux. Les femmes font la plus grande partie des
affaires de la maison et jouissent d'une entière liberté, prenant part aux
divertissements comme leurs maris.
« La nourriture la plus commune pour le peuple est le pain
bis, le lait, le beurre et la chair salée. Les Flamands sont aussi sobres dans
leur domestique, qu'ils aiment la bonne chère en compagnie. Ils sont louables
en ce qu'ils proportionnent toujours leur dépense à leur revenu, ne se faisant
point de peine de retrancher leur train et leur équipage lorsque leurs rentes
diminuent. I1 y aurait eu bien des familles à la mendicité sans cette ressource
pendant la guerre. Au reste, ils sont tous, hommes et femmes, grands amateurs
des fêtes publiques. Chaque ville et chaque village a la sienne, qui dure huit
jours, et c'est ce qu'on appelle la Kermesse. L'ouverture s'en fait par une
procession du Saint-Sacrement, où l'on ne manque jamais de voir des
représentations de géants, de poissons monstrueux, de saints du paradis et de
l'enfer. Tout cela marche en cortège dans la ville et fait le divertissement général
du peuple. »
« Entre toutes, la ville de Dunkerque a religieusement
conservé les traditions des kermesses, et nulle autre ville de France ne
célèbre le carnaval avec plus de ferveur et de magnificence. Tandis que Paris
et nos grandes villes abandonnent l'antique usage du carnaval, dédaignent les
déguisements et mascarades qui faisaient la joie de nos aïeux, les Flamands
semblent protester contre le mépris des vieux us. On dirait que ce bon peuple
gros et lourd, qui sommeille tout le cours de l'année, ne se met en gaieté
qu'une fois, et ne se permet le rire qu'un seul jour. Ce jour-là, il est vrai,
c'est un rire formidable, retentissant, tout à fait pantagruélique.
« Ici, douze mois, nous disait un ami habitant Dunkerque, se
passent à trouver et à fabriquer des costumes et à imaginer des mascarades;
c'est à qui inventera les plus riches, les plus bouffonnes. les plus
grotesques. Toute la vide pendant trois journées appartient au dieu joufflu du
carnaval. Des bandes aux costumes bariolés parcourent les rues jour et nuit;
chacun prend part aux ébats, c'est un long défilé de chars, de brillants
cortèges el de cohortes de musiciens, de groupes, de monstres, d'emblèmes, de
bateaux superbement ornés, el qui semblent marcher d'eux-mêmes en cédant aux
efforts des rameurs. Jean Bart, chef d'escadre, est naturellement au
gouvernail; puis s'avancent les quatre parties du momie. Je paradis, l'enfer,
les géants populaires, les Pirlala, le Grand lieuse. Pendant ces défilés, le
carillon tinte à triple volée; on se presse, on se bouscule, et les vieux
refrains flamands se font entendre à coeur joie. »
« Savez-vous ce que c'est qu'une chanson flamande ? Cette
langue, patois anglo-allemand, est belle, sans aucun doute, mais nous
connaissons, de par ce monde, un plus doux parler. Au hasard, je prends un chaut
populaire, de carnaval, connu sous le nom de Ik a Pintje {la Pinte). Or, lisez
et prononcez couramment si vous en avez la force.
Drink ik à
pintje
'K drinken 'lyk a zwyuijne,
Drink ik a
kannetje,
'K drinken
'lyk a mannelje.
Drink ik a
stoopje,
K Volley
in a hooptje
Kooyt van
me leven meer,
K, en
drinkey geen geneveruieer!
Eu langue wallonne ou française, celte harmonieuse poésie
signifie : « Si je bois une pinte, je bois comme un petit porc. Si je bois
une canette, je bois comme un homme. Si je bois un pot, je m'affaisse. Jamais
de la vie je ne boirai plus de genièvre! »
Nous craignons de nous être un peu avancé et d'avoir
calomnié les Flamands, et principalement les Dunkerquois, en leur supposant un
seul accès annuel de gaieté durant trois jours. Or, les demoiselles de
Dunkerque ont la réputation de faire durer le carnaval beaucoup plus longtemps.
Le goût de la danse est tellement vif, tellement répandu, tellement impérieux,
que nulle servante, nul domestique ne consentira à entrera votre service, si
vous ne lui accordez préalablement le droit absolu de sortir à certains jours
et à telles heures pour aller danser. C'est un usage qui est devenu une loi à
laquelle personne ne peut se soustraire. Il faut ajouter que les trois
journées et nuits de carnaval sont considérées comme vacances de droit. Ceci est a
la lettre les familles les plus aisées de Dunkerque sont forcées pendant les êtes de se priver de leurs domestiques; chaque dimanche, heure des repas doit être
modifiée pour permettre à ces demoiselles de l'office de vaquer à leurs
plaisirs.
Il serait injuste d'attribuer au reste des Flandres des moeurs
et les habitudes qui sont particulières à Dunkerque. II ne faut pas oublier que
Dunkerque est un port de mer des plus fréquentes, un centre d'industrie
considérable, et que celle agglomération d ouvriers de tout pays entraîne
fatalement une perturbation du trouble, malheureusement, n'agit pas seulement sur
les moeurs privées ; la démoralisation de Dunkerque a de plus graves
inconvénients • l'esprit révolutionnaire, antireligieux, le courant
républicain, en un mol, qui s'accommode si aisément des moeurs faciles et dissolues, semble avoir élu domicile a Dunkerque
"Lettres flamandes : Cassel, Bergues, Saint-Winoc, Dunkerque,
Ypres, Oxelaere" d'Henry d'Ideville (1830-1887) , Éditeur : impr. de A. Pougin (Paris), 1876, 27 pages
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