Nous voici à Dunkerque, patrie de Jean Bart, Jean Bart le
grand homme par excellence, gloire immortelle de la ville de Dunkerque. Tout
ici est à la Jean Bart, places, rues, monuments, hôtels, cafés, magasins et
canaux. Nous sommes loin, d'ailleurs, de critiquer ces hommages multiples
rendus à la mémoire d'un vrai héros. Celui-là, certes, était bien du peuple. Le
fils du pécheur naissait en 1651, alors que Louis 31V, son jeune roi atteignait
sa treizième année. Le petit marin lit ses.premières armes et son apprentissage
sous le Hollandais Ruyter, cet excellent maître qu'il devait battre un jour.
La guerre ayanl éclaté entre les Provinces-Unies et la France, Jean Bart équipa un corsaire, et, a lui seul, causa tant de dommages aux ennemis du roi, que
Louis XIV voulut connaître ce serviteur aussi intrépide qu'indépendant. On sait
les détails de l'entrevue qui eut lieu à Versailles entre le roi et son sujet,
ainsi que les brusqueries, le sans-gêne et la sauvagerie du héros. Mais le
souverain, qui se connaissait en hommes, imposa silence aux courtisans
railleurs, et s'empressa de donner au fils du pecheur de Dunkerque le commandement
d'une escadre. « Puisqu'il faut être noble pour servir en mer et mourir sous le
pavillon de France,
Je fais Jean Bart gentilhomme, et de vous tous, messieurs,
il sera le plus noble. » Ainsi parla; ainsi fit Louis XIV. Soit dit en passant,
ceci prouverait assez que sous les anciennes monarchies, les héros, les grands
génies et les grands citoyens, qu'ils fussent de sang bleu ou de sang rouge,
étaient appréciés par le souverain. 11 n'était donc point besoin de tant de
révolutions ineptes ou sanglantes pour faire admettre le principe dès longtemps
reconnu de l'accession de tous à tout. — Bien alors, il est vrai, du fameux
suffrage aveugle et universel, et les imbéciles remuants et bavards avaient
certes, alors, moins de chance qu'aujourd'hui d'émerger. A plusieurs reprises,
Jean Bart sauva Dunkerque : sa ville lui devait bien une statue. C'est en 1845
que fut élevé le monument de David d'Angers sur la grande place de Dunkerque.
L'oeuvre a été très-critiquée ; elle est, en effet, rude, bizarre, sauvage,
telle, d'ailleurs, que devait être la figure de l'intrépide marin. La tête est
fièrement relevée sous un ample chapeau à plumes : le mouvement du bras qui
brandit l'épée est plein d'audace. On reproche à l'artiste d'avoir donné au
corps trop peu de hauteur, et, en revanche, trop d'importance au légendaire
chapeau. Mais on s'habitue à cet ensemble, qui a je ne sais quoi de grandiose
et de saisissant. David d'Angers, après tout, n'était point un statuaire
compassé et académique, et je suis persuadé que s'il eût vécu du temps de Jean
Bart, celui-ci n'aurait pas choisi d'autre maître pour être portraicturé.
Dunkerque est une de nos jolies villes de France, bien bâtie, riche et fort
animée. Le port et la rade sont célèbres, et si nous n'avons qu'un abri sur la
mer du Nord, un seul port, en regard de Londres et de notre vieille alliée
l'Angleterre, il faut avouer que cet abri n'est point à dédaigner. Demandez aux
quarante mille Dunkerquois s'ils aiment leur ville et s'ils en sont fiers, vous
aurez leur réponse. Dunkerque est en pleine prospérité; des travaux
considérables s'exécutent en ce moment, et nous aimons à penser que les
millions qui s'entassent sur le sable ne seront point perdus. C'est bien, en
effet, sur le sable, ou plutôt contre le sable, que nos savants et patients
ingénieurs luttent pied à pied, non sans succès, hâtons-nous de ie dire.
Dunkerque (en flamand Dune kerk, église des dunes) a perpétuellement à
refouler les torrents de sable qui tendraient à envahir le port et à submerger
la ville sans l'oeuvre puissante et les efforts de l'homme. Bien de plus
intéressant et de plus curieux à visiter que ces systèmes d'écluses, de digues,
de bassins de chasse, de bassins à flot. Nous avons vu les jetées, la lourdes
pilotes et le phare où l'on nu-nie par deux cent soixante-dix marches. La
plupart de ces gigantesques travaux ont été terminés, il y a trente ans environ, sous la
direction de M. Bosquillon de Jenlis, ingénieur en chef du département, qui a
laissé à Dunkerque les souvenirs les meilleurs et les plus durables.
Dunkerque a la réputation d'être une ville de plaisir et ce renom n'est point usurpé. Les femmes y sont jolies, coquettes, élégantes. L'antique rigidité de moeurs que l'on rencontre dans les villes flamandes, à Douai, la vieille cité parlementaire, à Valenciennes, à Lille, n'existe point ici. Les dames de Cassel se signeraient volontiers, en parlant des moeurs et des toilettes de leurs voisines de Dunkerque. — On fait rapidement fortune à Dunkerque et les nouveaux élus dépensent gaillardement le bien acquis dans les affaires; faut-il leur en faire un crime? — Un grand nombre d'Anglais sillonnent les rues, moins cependant qu'à Boulogne-sur-Mer, ville exclusivement britannique. Le mouvement du port, l'animation naturelle d'un grand centre de commerce et de commission, donnent à Dunkerque une physionomie particulière. Des paquebots partent chaque jour, chaque semaine, dans toutes les directions, les uns pour Londres. les autres pour Rotterdam, Saint-Pétersbourg, les autres pour le Havre et Bordeaux. Les armements destinés à la pêche de la morue, en Terre-Neuve, y sont très-considérables. C'est vers la fin de l'été, qu'a lieu le retour des bateaux pêcheurs; la plupart reviennent ensemble, et lorsque les petites flottilles sont signalées à l'horizon, on voit, de tous côtés, déboucher sur les quais, les familles des pêcheurs qui accourent pour assister au débarquement des leurs. L'émotion, les joies, l'anxiété, les douleurs de toutes ces femmes, de tous ces enfants de pêcheurs, est un des spectacles les plus pittoresques, les plus émouvants qui se puisse imaginer. La plupart des marins reviennent au logis, il faut le dire, sains et saufs, remportant dans leur escarcelle une part qui varie de mille à quinze cents francs : que de dangers, que de labeurs, que de fatigues représentent le petit pécule, et comme ils sonnent clair ces vertueux louis d'or que compte en rentrant la femme du matelot!
Après avoir traversé la place Jean-Bart, la rue principale
de Dunkerque, avant d'aboutir au port, nous conduit devant l'église gothique de
Saint-ÉIoi, dont le portail est une colonnade bizarrement rapportée à
l'édifice. Auprès est la tour du quinzième siècle, beffroi de la ville,
qui n'est séparée du portail de l'église que par la largeur d'une rue. Celte
façade, édifiée au siècle dernier, est une reproduction de la colonnade el du
fronton du Panthéon de Home, architecture qui, sans doute, ne manque point de
caractère; mais les pierres qui ont servi à la construction des
colonnes et du fronton sont tellement effritées, tellement friables, que la
municipalité vigilante a élevé un auvent en bois, afin de garantir les passants
contre les débris qui tombaient sur leurs h'ies. — Nous l'avons entendu ce
fameux carillon de Dunkerque, tintant du haut du vieux beffroi. Cette sonnerie
bizarre de cloches el de clochettes à l'harmonie aiguë, est encore une des
gloires, un des orgueils de la ville. Ce célèbre carillon a été rétabli en
1853, el les airs, les plus nouveaux et les plus variés, charment, à toutes les
heures, les oreilles des bons Dunkerquois. Le samedi el le dimanche, un artiste
consommé exécule sur le beffroi un vrai concerto aérien. — Nulle ville en
France, nous a-t-il été dit, n'a plus de goût que la pairie de Jean Bart, pour
les fêles et amusements publics. Les ducasses des Flandres sont célèbres, mais
Dunkerque prime toutes les cités flamandes par le goût, la richesse, et la
variété de ses décorations. Chaque rue lutte avec la rue voisine, et tous les
habitants de la même rue s'entendent pour arrivera l'effet le plus original, le
plus réussi.—La municipalité délivre une médaille à la rue la mieux ornée. — Où
la manie du concours, où l'émulation s'arrêteront-ellcs?
Il nous faut bien parler des bains de mer de Dunkerque,
puisque à Paris les murs de nos gares sont couverts de gigantesques affiches,
promettant aux voyageurs tous les délices d'une véritable station. Nous serions
désespérés de nuire aux entrepreneurs et industriels cosmopolites, dans
l'esprit desquels a surgi la pensée généreuse de doter Dunkerque d'une nouvelle
source de prospérité: toutefois, causant avec des habitants de la ville, nous
avons recueilli ceci : « Nous ne sommes pour rien dans celte affaire montée par
des étrangers, nous a-t-il été dit et nous déplorons qu'ils aient engagé leur
argent dans une entreprise qui n'a aucune chance de réussite. — Jadis, il y a
quelques années, avant que nos anciennes fortifications eussent été démolies et
reportées plus loin, nous avions nos bains de mer commodément situés à six minutes
du port, le long de la jetée, auprès de la Friture, notre vieux restaurant à la
mode. — Tous nos compatriotes des Flandres venaient, à cette époque, prendre
les bains de mer; les hôtels regorgeaient de voyageurs, et la ville en
bénéficiait. — Mais depuis que nos remparts ont été reculés cl que des
entrepreneurs ont édifié à plus de 2 kilomètres sur-la plage des chalets et un
casino, personnelle vient l'été à Dunkerque. Le pauvre casino, construit depuis
quatre ans, a été ouvert pendant trois semaines et fermé pour cause sérieuse de
solitude. Un intrépide financier veut en construire un autre à cinquante mètres du premier ; mais le nom de (...) étant de mauvais
augure, on l'appellera Kurmnl, comme à Ostende. — Fit vérité, il faut être trop
millionnaire pour courir de tels risques. Comment lutter avec les plages
normandes et leurs hôtels si bien installés. Ici, vous l'avez vu, tout est à
faire. Pas un arbre sur la plage, pas un brin d'herbe. De méchantes voitures et
des omnibus y conduisent péniblement de La ville, en plein soleil, à travers
des sentiers à peine tracés sur le sable. La seule distraction des infortunés
baignes, est de venir, chaque après-midi, à Dunkerque, flâner dans nos rues,
visiter les magasins et envier nos bons logis confortables. — Dunkerque a des
affaires trop sérieuses et trop sures, pour s'occuper des bains de mer. Aussi,
comme je vous l'ai dit, est-ce une société belge qui a rêvé de nous transformer
en Dauville — Puissent-ils réussir, je le désire sineèreni nt, mais ce n'est
point notre argent qui alimentera leur entreprise. »
Nous n'étonnerons personne en disant que les enfants de Dunkerque placent le commerce et les affaires bien au-dessus des arts. Cependant, toute ville grande ou petite qui se respecte devant avoir son musée, Dunkerque possède le sien. De même qu'à Bergues Saint-Winoc, ce sont encore, ici, les dépouilles de l'opulente abbaye dépossédée qui enrichissent le musée. On y remarque un magnifique Porbus, plein de couleur et d'éclat : c'est un tryptique élevé à la gloire de saint Georges. Quelques toiles, attribuées à Kubens, Rembrandt, à leurs élèves, couvrent les murs. Dans un coin, un portrait de la femme de Jean Bart, montrant à son fils les lettres de noblesse octroyées par le roi. Le pauvre enfant a un aspect maladif,—il mourut jeune en effet et la race du héros s'est éteinte, hélas! avec lui. Sans vouloir médire du musée de Dunkerque, nous devons avouer que la galerie de M. Coffyn, directeur de la succursale de la Banque et le plus aimable des Dunkerquois, est certainement aussi intéressante et aussi riche que le musée municipal de sa ville natale.
"Lettres flamandes : Cassel, Bergues, Saint-Winoc, Dunkerque,
Ypres, Oxelaere" d'Henry d'Ideville (1830-1887) , Éditeur : impr. de A. Pougin (Paris), 1876, 27 pages
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