Que de fois, dans une galerie de maîtres hollandais et
flamands, ne nous sommes-nous point arrêté devant la Promenade aux remparts? Du
milieu des arbres s'élève, flanquée de tourelles, la porte de la ville ; à
travers la baie fermée en ogive se découvre une échappée sur la rue où l'on
distingue les passants affairés: aux pieds des murs de défense, des fossés
remplis d'eau : plus loin, un groupe de dames et de bourgeoises aux costumes
variés regagnent lentement leur logis, tandis que des enfant, sur le talus des
remparts regardent attentivement un pêcheur à la ligne. Deux cavaliers sortent
par la poterne ; l'un salue le groupe des promeneuses, l'autre jette l'aumône à
un pauvre. Dans le chemin creux, au premier plan, un lourd chariot s'avance
traîné par de forts chevaux flamands; un baudet chargé marche derrière: des
vaches blanches et brunes occupent un coin du tableau : des villageois, des
soldats, un moine remplissent le paysage. A l'horizon on aperçoit les toits
bleus et les pignons rouges des maisons de la ville; la fumée s'élève droite
des larges cheminées : les clochers aigus de l'église, les tours du couvent, le
haut beffroi de la cité, rien ne manque à cette scène intime et vivante, à ce
tableau rempli de poésie et de vérité.
Eh bien! assise dans la plaine, Bergues Saint-Winoc, la
gentille cité de Bergues, semble avoir servi de modèle à tous les vieux maîtres
allemands. — «"est d'abord une place de guerre de première classe. Sans
doute est-ce un grand honneur pour elle; mais, Dieu merci ! son aspect n'a rien
de farouche. Au contraire, tout parait si paisible et si heureux dans la petite
ville flamande que l'on s'imaginerait avec peine que ses murs roses et ses
talus "verdoyants puissent receler la mort.
Bergues, située à deux lieues de Dunkerque, sur la ligne du
chemin de fer, est également placée sur les canaux de Dunkerque à Hondschoote
et sur la grande route. — Jadis, au temps du prince-abbé de Bergues et de
Saint-Winoc, Bergues était une ville des plus animées et des plus mondaines.
Les trésors de la riche abbaye ont été dispersés avec les pierres de l'église
abbatiale, dont une chapelle atteste encore la magnificence. La ville abritait
alors toute la noblesse des environs et les hauts bourgeois y menaient grand
train. Tout à l'heure, en me conduisant à la Plaine, emplacement gazonné,
entouré d'arbres, sur lequel s'élevaient jadis les bâtiments de l'abbaye, M.
X...,mon aimable guide, me racontait mélancoliquement que son pi re se
souvenait d'avoir vu, dans son enfance, avant la Révolution, le prince-abbé se
rendant à Dunkerque, en carrosse à six chevaux, précédé d'un courrier.
« Il y a encore trente ans, Bergues, ajoutait mon hôte,
était une ville animée et gaie. — Aujourd'hui, les beaux hôtels, les jolies
maisons que vous admirez sont inoccupés pour la plupart ; l'herbe pousse dans
les rues, et cependant, ajoutait-il, les demeures n'ont pas changé de
propriétaires. Tous se sont dispersés, il est vrai ; mais chacun d'eux conserve
pour sa chère ville un profond attachement. A celte époque, sans cesse nous
étions en fêtes, Bergues adorait le plaisir, les parties, les réunions intimes;
ah! tout cela est bien dur! c'est une ville morte. » — « En êtes-vous bien sûr
? fis-je en souriant à mon hôte en regardant à la dérobée ses beaux cheveux
blancs, n'est-ce pas nous, plutôt, qui avons beaucoup changé?» — Tout à coup,
comme pour donner raison à mes paroles, au détour de la rue circulaire, une
voix fraîche et délicieuse, accompagnée au piano, faisait entendre une mélodie
charmante, Mandolinata. Deux jeunes femmes, escortées par un officier qui
semblait être un parent, sortaient alors de la maison harmonieuse. La porte
fermée, nous n'entendîmes plus le refrain de la romance; la rue reprit son
calme, et nous suivîmes longtemps du regard le petit groupe des trois
personnages. Nos jeunes femmes, les deux soeurs, sans doute, étaient fort
jolies et vêtues avec une simplicité des plus élégantes. Elles causaient avec
animation, appuyées l'une sur l'autre, tandis que leur cavalier souriait, en
les interpellant.
Je ne me lassais point de les regarder marcher, il n'avais
pas besoin que M. X... me fit remarquer leur taille svelte et gracieuse,
lorsqu'elles disparurent à l'angle de la rue du Commandant. « Eh bien ! dis-je
à mon compagnon, croyez-vous maintenant que Bergues soit si déshéritée ? Ne
vous en déplaise, cher hôte, comme aux temps lointains dont vous me parliez, la
petite ville abrite aujourd'hui plus d'une famille heureuse, plus d'un couple
jeune et riche d'avenir. On danse, on vit, on aime à Bergues ; mais, hélas ! ce
ne sont plus nos contemporains. Quant à la physionomie de la ville, a-t-elle tant
changé ? je gage qu'il y a trente ans, l'herbe poussait avec autant de majesté
entre les pavés des rues ; aviez-vous alors le temps de vous en apercevoir?
Depuis, la garnison de 1840 s'en est allée et bien d'autres se sont succédé,
voilà tout ! les fils et les petits-fils ont remplacé les pères. N'est-ce point
la loi ? Pour moi, je serais surpris si, à cette heure, dans la petite place
d'armes hospitalière, nos jeunes officiers n'avaient point, comme il y a trente
ans, comme il y a deux siècles, ébauché, chacun, un joli roman d'amour. Tenez!
les costumes sont moins pittoresques que dans la Promenade aux remparts, mais
nous retrouverions, je le gage, avec un peu de bon vouloir, ainsi que dans le
paysage du vieux maître, un beau cavalier sur les remparts souriant à une
gracieuse demoiselle, tandis que le villageois gourmande ses chevaux et que le
mendiant reçoit l'aumône. »
Si nos excellents patriotes de 1793 ont brûlé, détruit,
saccagé de fond en comble les splendides bâtiments de l'abbaye de Saint Winoc,
asile, nous n'en doutons point, d'une féroce et monstrueuse tyrannie, la
municipalité du temps a eu l'esprit d'arracher quelques oeuvres d'art à la
dévastation de l'hôtel de ville de Bergues, et le musée, de construction
nouvelle, fait sur les plans exacts d'un hôtel du seizième siècle, qui
s'élevait à la même place, possède des tableaux assez remarquables qui
appartenaient à ladite abbaye. — L'église de Saint-Martin, fort belle, date de
1500 environ; son trésor renferme la châsse de saint Winoc, et vingt-quatre
petits tableaux sur cuivre, de Van Oucke, vraiment merveilleux. — Quant au
beffroi de Bergues, orgueil des Berguenards, ils en sont aussi fiers {faut-il
les en blâmer?) que des savantes fortifications de Vauban. — C'est, en effet,
un monument curieux et pittoresque du seizième siècle ; du haut de la terrasse
de Cassel, je l'avais aperçu; mais ici j'ai pu admirer, de près, ses quatre
tourelles élégantes surmontées du clocheton où retentit, toutes les heures, le
carillon traditionnel.
Le pur Flamand règne à Bergues; la population y est
religieuse, attachée à ses traditions, à ses devoirs, et naturellement fort peu républicaine. — La politique (que Dieu l'en préserve pour
longtemps!) n'a point élu domicile dans ce pays privilégié. Les vieilles familles
du pays, qui. de père en fils, sont représentées dans nos assemblées nationales
et provinciales, ont conservé leur influence el nous supposons au brave peuple
flamand trop de bon sens, de sagesse et de prudence pour penser qu'il
abandonnera sa foi politique et religieuse en adoptant les principes nouveaux
des piliers d'estaminet, grands avaleurs de prêtres et... de sabres. Dans la
plaine de Bergues, comme dans les environs de Cassel et l'arrondissement
d'Hazebrouck, le paysan est sincèrement catholique. Tous vont à l'église le
dimanche en suivent respectueusement les offices; quelques-uns, plus
indifférents et plus paresseux que les autres, se rendent à l'église par
respect humain. Ils seraient montrés au doigt par leurs voisins, me dit-on,
s'ils négligeaient d'aller à la messe. — L'influence du curé cependant n'a,
dans ces contrées, rien d'excessif : le Flamand chérit son indépendance, et ne
supporte l'ingérence de personne dans ses a flaires. Il est croyant, et s'il se
découvre devant les petits tableaux de sainteté suspendus aux arbres du chemin,
s'il s'agenouille, s'il fait une prière devant les nombreuses chapelles éparses
dans la campagne, au bord des roules et des canaux, c'est qu'il le veut bien et
qu'il y trouve une satisfaction personnelle, une consolation, une espérance. Ce
n'est ni par hypocrisie ni par crainte qu'il agit ainsi; les seigneurs et le
clergé ne le pressuraient point jadis ; et ce n'est pas aujourd'hui, en noire
ère de liberté et de république, qu'on pourrait l'accuser d'obéir à la
contrainte ou à la force
"Lettres flamandes : Cassel, Bergues, Saint-Winoc, Dunkerque,
Ypres, Oxelaere" d'Henry d'Ideville (1830-1887) , Éditeur : impr. de A. Pougin (Paris), 1876, 27 pages
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