Je n'ai pas oublié votre surprise au moment de mou départ
pour les Flandres. « Quelle étrange idée vous a pris, disiez-vous, d'aller à
Dunkerque, cl quel peut être ce Cassel dont vous vantez les grands horizons,
les moeurs pures et les beaux paysages? — Pauvres Français ignorants que nous
sommes et Parisiens routiniers que vous êtes, tout ce qui n'est point
Trouville, Ludion ou Monaco vous semble, par moment, au bout du monde et
presque indigne de votre intérêt. — Plus d'un gentleman, accompli, je le gage,
plein de lecture, connaissant ses auteurs, et l'ancien Llade et le lac de Côme,
confond ingénument notre Cassel de France avec l'ancienne capitale allemande de
l'ex-Électeur de Hesse. — Aussi ne semble-t-il pas inutile de rappeler que Cassel est une
petite ville, chef-Iieu de canton situé dans l'arrondissement d'Hazebrouck
(déparlement du Nord), C'est, de plus, une station de la ligne de Paris à
Dunkerque, doit en moins d'une heure (...) de Cassel peut aller visiter son
voisin de la patrie de Jean-Bart. — Cassel. jusqu'à présent du moins, n'a point
donné le jour à un très-grand homme; mais, en revanche, l'endroit est célèbre
dans l'histoire par trois batailles qui se sont livrées sous ses murs.— La
dernière date de 1677, el fin une victoire remportée, sous le Hoi-Soieil, par
le duc d'Orléans sur les Hollandais. Ne vous souvenez-vous pas de ce grand
tableau de Van der Meulen à Versailles, représentant les ennemis dans la
plaine, de riches seigneurs à cheval au premier plan, et dans le lointain la
montagne de Cassel avec ses moulins?
Toutefois le mont Cassel, malgré le dire de ses habitants,
n'est point un nid d'aigle. II est vrai que nous sommes en Flandre, et qu'ici,
la colline qui sert d'assise à la petite cité flamande peut fort bien être
classée au rang de montagne. — Tout est relatif en ce monde. Or. depuis
Paris, nous n'avons point perdu de vue les plaines, plaines de Picardie,
plaines d'Artois, plaines de Flandre, riches sans doute et fertiles, mais
singulièrement monotones. Après ces horizons interminables, les yeux oui besoin
de se reposer, de s'abaisser sur un premier plan. Une soif ardente de verdure,
de collines boisées, de cours d'eau el de monticules s'empare du voyageur:
voilà pourquoi nous saluons avec tant d'enthousiasme les hauteurs de Cassel,
ses moulins à vent historiques et ses clochers qui dominent orgueilleusement la
plaine. De la terrasse du château (-157 mètres seulement au-dessus du niveau de
la mer)., on aperçoit trois royaumes, trente-deux places fortes et cent villes
ou villages, sans compter les phares, la tour de Dunkerque et la mer du Nord dans
son immensité. Par les temps clairs, on découvre la rade de Douvres et les
clochers de Bruges. — « Ceci est possible, répondait à un lier Casselois un
quidam originaire des Pyrénées, mais vous serez toujours du pays de Lilliput.
Tenez! voire montagne et voire ville, à nous autres du Midi, fait reflet d'un
morceau de sucre au milieu d'un plat!» — Nous aimons trop Cassel pour penser un
seul instant que l'habitant des Pyrénées ait pu s'approcher de la vérité.
N'est-ce pas trop déjà de reproduire celle calomnie?
Toujours est-il. qu'au milieu de ces plaines immenses, qui
deviennent, à mesure qu'on approche de la mer du Nord el de la Belgique, plus
tristes et plus monotones, Cassel et ses environs forment une véritable oasis,
un coin de paradis. — Ce n'est pas seulement le panorama splendide que l'on
découvre du plateau de Cassel. son air vivifiant et embaumé, ses souvenirs
historiques el ses antiquités qui oui l'ail la réputation de la petite ville
flamande, ce sont ses alentours, nids de verdure où il serait si bon de tout
oublier: ces frais pâturages bordés de grands arbres, ces fermes riantes et ces
jolis villages aux habitations de brique qui se détachent si heureusement sur
le fond sombre de la verdure. — II y a surtout, en quittant à droite la station
de Cassel, au pied du village d'Oxelaere. certaine construction Louis XIII,
nouvellement élevée, qui nous a paru un modèle d'élégance et de goût. Nous nous
tromperions fort si dans ce beau parc où nous apercevons sur les pelouses
s'agiter, au milieu de graves cigognes, un essaim de joyeux enfants, si dans
cette habitation confortable où l'on distingue, penchées au balcon, des
blanches silhouettes de jeunes femmes, le bonheur calme et vrai n'était venu se
réfugier.
De la station, il faut une demi-heure à pied pour gravir les
rampes qui conduisent à la ville. La belle roule que suivent les voitures
décrit plusieurs lacets en s'élevant sur le flanc de la montagne, et la vue
s'étend à mesure que l'on s'élève. — Cassel est la cité flamande dans tout son
éclat, tour, son charme, dans toute sa propreté en un mot: les rues sont
larges, garnies de maisons à un étage; deux portes pittoresques rappellent la
féodalité et les luttes de Philippe de Valois avec les Flamands. Sur la grande
place, auprès de l'auberge renommée du Sauvage, l'ancienne maison de ville,
aujourd'hui prétoire du juge de paix, dépôt d'archives. C'est un édifice de la
Renaissance, percé au rez-de-chaussée de longues baies en ogives et au premier
étage de croisées plus petites. Au-dessus de la porte, on m'a fait remarquer
une sorte de tribune armoriée et de petit balcon d'où les arrêts se lisaient au
peuple. Plus loin l'hôtel de la Noble Cour, siège de la cour féodale de Cassel,
du magistrat de la châtellenie et des États de la Flandre maritime. Ces vestiges
de l'occupation et de l'architecture espagnoles, ces demeures à pignons
historiés, percées de larges fenêtres aux balcons saillants, ont beaucoup de
caractère. Combien nous les préférons à nos plaies maisons modernes! — Partout,
du reste, nous l'avouons sans hésiter, nous regrettons le vieux temps!
Lorsque les diligences, les malles-poste sillonnaient jadis
la grande roule de Paris, Lille et Dunkerque, Cassel était un relais important.
D'habitude, les voyageurs montaient à pied la longue côte de Cassel, chacun
d'eux se hâtant de devancer les lourds véhicules afin de savourer à loisir la
célèbre cuisine du Sauvage et du Lion blanc. Cet heureux temps n'est plus ! Les
chaises de poste des riches Anglais n'ébranlent plus le pavé des rues paisibles
de Cassel. Plus de postillons, plus de diligences !— «Il arrivait alors
souvent, nous racontait un vieux Cassellois. que les familles se rendant sur le
continent, en Italie ou en Suisse, s'arrêtaient un mois dans notre ville,
séduites par la beauté du paysage et l'hospitalité des habitants. Plusieurs
familles se sont même établies à Cassel. Les bourgeois de Dunkerque y viennent
en partie le dimanche, et quelques-uns d'entre eux par trop allâmes de verdure,
d'ombre et de pittoresque, y louent pendant la saison d'été de jolis cottages
clair-semés sur la côte.— Toutefois, Cassel ne fait point de grands frais pour
attirer les étrangers ; ses 4,300 habitants lui suffisent, et cependant rien ne
lui eût été plus facile que d'utiliser les sources d'eau ferrugineuse qui coulent
au pied de la montagne dans la charmante vallée d'Oxelaerc.
Au temps de l'occupation romaine (quel point n'ont-ils pas
occupé ces hardis conquérants !) Cassel, Castrum. Caslellum, était une place
formidable : les constructions qui subsistent encore en sont le témoignage. De
plus, le château fort était le point central où venaient se rejoindre plusieurs
voies stratégiques très-importantes. Lorsqu'on est arrivé sur la terrasse de
l'ancien château, l'oeil découvre, au milieu de la plaine immense, couverte d'habitations,
sillonnée de chemins et d'allées, coupée de bouquets de verdure et de prairies,
comme le serait un immense jardin anglais, quatre longues avenues droites qui se
perdent à l'horizon ; or, ces interminables avenues, dont Cassel est le point central, ne
sont autres que des voies romaines, roules ci-devenant impériales et royales,
aboutissant à Saint-Omer, à Dunkerque, les autres se dirigeant vers Lille et
vers la Belgique. — De cet observatoire, César pouvait contempler à loisir les
côtes d'Angleterre. Ce fut non loin d'Ostende que M. de Sauley, envoyé il y a
quelques années par l'empereur Napoléon III, découvrit des vestiges d'arbres el
de troncs coupés appartenant à une ancienne forêt: c'est sur ce point,
parait-il, que fut construite la flotte destinée à envahir la Grande-Bretagne.
Le Casselois, en qualité d'habitant de la montagne, est
attaché à son sol, à sa ville, à ses habitudes, à son logis. Il est simple,
bon, de moeurs douces. On lui reproche d'avoir un peu de sauvagerie dans le
caractère et d'être très casanier. —J'ai rencontré, à Cassel, un citoyen
tellement fier de sa cité qu'il a consacré sa vie à rechercher, à collectionner
tout ce qui s'y rapporte. — Quel meilleur emploi de son temps pour un bourgeois
oisif et sédentaire?
Les femmes sont patriotes, lettrées, jolies, gaies et
vertueuses. — N'avions-nous point raison de dire que Cassel était une oasis, un
coin de paradis?—Il est vrai que depuis que nous sommes l'hôte des Casselois,
nous entendons, à chaque heure de la journée, faire un tel éloge de ce pays,
que nous avons fini par être un peu convaincu de la chose. Mon Dieu ! n'est-il
pas pardonnable et naturel d'aimer et de vanter, par-dessus tout, le pays
natal! Fût-il laid, pelé, aride, plat et malsain, l'endroit où nous sommes né,
où nous avons grandi, où nous avons aimé, aura, sans cesse, à nos yeux, un
charme, un attrait à nul autre comparable.
Je me souviens d'avoir rencontré au fond de la Sologne, dans
le village le plus triste, le plus pauvre, le plus deshérité, un homme fort
intelligent ayant longtemps voyagé, qui préférait sincèrement sa plaine grise à
tous les paysages de la terre. — Nous qui avons eu le bonheur de naître dans un
pays, à nos yeux naturellement le plus beau du monde et possédant du reste ses
lettres de beauté, la Limagne, nous avons conservé pour notre endroit, pour nos
montagnes, une tendresse telle que nous comprenons aisément l'enthousiasme et
la passion des autres pour leur lieu d'origine.
11 y a en France peu de campagnes aussi bien cultivées que
les Flandres et en particulier que celles de l'arrondissement d'Hazebrouck.
Les pâturages, sans être très-épais, y sont fort nombreux et la plupart
entourés d'arbres. Le sol convient merveilleusement aux ormes, qui atteignent
ici de grandes hauteurs ; ces avenues larges au milieu des prés forment un
singulier effet ; on s'attend toujours à apercevoir un château, un parc : c'est
simplement à une haie qu'aboutissent ces rangées d'arbres séculaires, ou aux
bâtiments d'une ferme cachée dans la verdure. On rencontre peu de châteaux et
de grandes habitations dans les environs de Cassel, et dans cette partie des
Flandres. La propriété cependant n'y est point divisée d'une façon exagérée ;
mais, usage assez bizarre, et que nous nous permettrons de blâmer, les
propriétaires fonciers résident le plus souvent dans les villes. Le paysan
flamand a de tous temps cultivé la terre avec un zèle particulier et une rare
intelligence. Il est né agriculteur, et, grâce à Dieu, les usines et les
fabriques sont encore inconnues dans ces parages.— Le Flamand est lent, peu
communicatif. Il apporte dans sa démarche, dans ses habitudes, dans son langage,
cette lourdeur proverbiale inhérente au pays du Nord. — Mais en vérité, cette
lenteur, ce calme, celte sérénité sont loin de déplaire, surtout, lorsqu'on est
las de la pétulance des populations méridionales.
Ces joyeux habitants du Midi, disait je ne me souviens quel
auteur, avec leur physionomie pétillante d'intelligence, leur voix vibrante,
leurs gestes multipliés, amples, leur langage imagé, sont toujours affaires
sans qu'on sache pourquoi. La pétulance est, ici, chose rare.
Le patois flamand, ou mieux la langue flamande, est la
langue usuelle dans tout le pays des Flandres françaises, c'est-à-dire dans les
arrondissements d'Hazebrouck et de Dunkerque. Les études latines et grecques
se faisaient jadis en flamand; c'est au séminaire de Poperinghe, ville belge
voisine, que les jeunes Casselois allaient, au commencement du siècle, terminer
leur éducation. Il est interdit aux notaires d'écrire leurs actes en flamand,
mais un grand nombre de paysans ignorant absolument la langue française, les
officiers minsitériels sont souvent fort embarrassés pour se faire comprendre de
leurs clients. A Ypres, ville importante de Belgique à deux heures de Cassel.
les avocats plaident en flamand, et les ordonnances etavis sont tous imprimes
dans celte langue.
Dans noire Flandre française, les curés se contentent de
prêcher en flamand dans les villes et dans les villages. Combien de temps le
vieux langage sera-t-il en honneur? Nous l'ignorons, mais une observation faite
par un vieux fermier des environs de Cassel nous a frappé.
« Le respect s'en va, disait-il, à mesure que les enfants
apprennent le français à l'école ; lorsqu'ils rentrent à la maison, ils
semblent mépriser le père et la mère qui ne parlent pas le même langage qu'eux.
« L'orgueil, le mépris des anciens s'en mêle: plus tard, nos
gars ne pensent plus qu'à quitter le village. Voyez-vous, tout cela n'est pas
bon, certainement ! Que le magister enseigne à lire, à écrire, à compter: pour
nous c'est assez, mais pas davantage ! » — Le. vieux Flamand parlait d'or.
N'est-il pas plus sage, plus honnête, plus humain de laisser l'homme des champs
à ses travaux, sans lui donner de la science, cette plante à la fois si
vénéneuse et si salutaire, plus que la dose indispensable à ses besoins, à son
bonheur ? — N'est-ce pas au respect qu'elles ont conservé pour leur langue et
leurs traditions que nos provinces de Bretagne et de Flandre doivent d'être
demeurées plus probes, plus religieuses et plus saines. Les journaux qui
enseignent la République radicale et la Libre Pensée ne sont pas encore, Dieu
merci! traduits en flamand et en breton. Voilà pourquoi !es convoitises
ardentes, la haine de l'autorité quelle qu'elle soit, peut-être les passions
radicales en un mol, ne sont point encore déchaînées sur ce pays fortuné.
"Lettres flamandes : Cassel, Bergues, Saint-Winoc, Dunkerque,
Ypres, Oxelaere" d'Henry d'Ideville (1830-1887) , Éditeur : impr. de A. Pougin (Paris), 1876, 27 pages
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