Une Flandre ou des Flandres?
La confusion est augmentée encore
par l'emploi fréquent du pluriel Flandres. On dit couramment les Flandres pour
la Flandre, et dans le monde savant plus que dans le peuple. En usant de ce
pluriel peut-être veut-on confusément exprimer que la Flandre n'est qu'une
juxtaposition de petites régions sans unité, artificiellement rassemblée par un
fragile lien politique [note de l'auteur : C'est ce que dit formellement
Michelet : " Ce nom, les Flandres, n'exprime pas un peuple, mais une
région de pays fort divers, une collection de tribus et de villes. Rien n'est
moins homogène" (Histoire de France, édition de 1837, tome III, pp 45-46)].
Mais que l'on examine les origines de ce pluriel, et l'on verra que les
nombreuses raisons qui ont fait distinguer de tout temps en Flandre plusieurs
Flandres ne sont pas d'ordre géographique et n'empêchent pas de considérer le
pays flamand comme une région naturelle. Sans doute le nom même de Flandre,
"de Vlaanderen", est un pluriel. Pourtant, il ne s'agissait guère, à
l'origine du nom, de désigner plusieurs régions artificiellement réunies; rien
n'était plus simple que ce petit territoire situé au Nord et à l'Ouest de Bruges,
cette étroite marche de défense contre les Normands; mais le mot était employé
au pluriel soit qu'il vint du latin Planaria et indiquât les vastes terres
plates de la région poldérienne, soit qu'il fut à la fois le nom du pays et
celui des habitants et désignât la terre des fugitifs. C'est du flamand, et par
habitude, que le pluriel passé à l'équivalent latin, s'étendit au comté tout
entier, et fit employer jusqu'au XIII° siècle les termes de
"Flandriae" et de "Comes Flandriarum». Vinrent ensuite les
motifs de distinguer plusieurs Flandres, lorsque les comtes agrandirent leurs
domaines de terres qui appartenaient à l'empire; et l'on eut à côté du comté
proprement dit, placé sous la suzeraineté française, une Flandre impériale,
dépendant de l'Empereur, et comprenant les quatre-Métiers, le Pays de Waes, le
comté d'Alost et la ville de Grammont. Dans la partie relevant de la France, on
ne manqua jamais de faire non plus la différence entre pays de langue française
et pays de dialecte germanique, Flandre wallonne et Flandre flamingante. Même
la partie flamingante comportait encore deux autres divisions : d'un côté l'Ost-Flandre,
le pays de Gand, de l'autre le West-quartier, distinction qui correspondait à
peu près aux deux circonscriptions ecclésiastiques: à l'ouest l'évêché de
Thérouanne s'étendant jusqu'à l'Yser, à l'Est l'évêché de Tournai. Toutes ces
distinctions de suzeraineté, de langue, de pouvoirs temporels et spirituels, se
compliquèrent encore à partir du XVII° siècle, lorsque la Flandre fut partagée
entre trois puissances. Les Hollandais annexèrent le Nord, qui fut dès lors
connu sous les noms de Flandre des Etats, ou Flandre zélandaise, la plus grande
partie du comté, restée à l'Espagne, fut la Flandre espagnole, plus tard
autrichienne; le Sud devint français. Même dans ce territoire assez restreint
de la Flandre française, le pluriel parvint à se glisser encore, car le
gouvernement de Louis XIV fit de sa conquête deux petites provinces; la Flandre
Wallonne au Sud de la Lys avec Lille, Douai et Orchies; la Flandre maritime ou
"du côté de la mer" entre la Lys et la côte. Cette distinction
disparue avec la Révolution, une autre naquit dans la Flandre autrichienne,
divisée par la République en départements de la Lys et de l'Escaut, dont le
gouvernement hollandais fit en 1815 les deux provinces de Flandre Orientale et
Occidentale. Ainsi de nos jours encore il existe quatre Flandres: Française,
Hollandaise, Orientale et Occidentale. Et c'est de cette division arbitraire,
due aux hasards des conquêtes, que vient la survivance du pluriel, sans compter
la confusion entre Flandre et pays de langue flamande, qui fait parfois appeler
Flandres ou région flamande, toutes les provinces germaniques de la Belgique.
L'unité attestée par l'histoire
Rien n'autorise donc à nier
l'unité géographique de la Flandre dans ces distinctions de Flandre impériale,
hollandaise, française, wallonne, flamingante, dues à la situation du pays dans
une contrée ouverte et riche, facile à l'invasion, au contact des deux idiomes
et de deux races refluant sans cesse l'une sur l'autre. L'Histoire de Flandre,
au contraire, à laquelle ces dénominations sont pourtant dues, semble prouver
d'un bout à l'autre l'existence d'une Flandre homogène, durable et puissante.
Ces luttes de ville à ville, Gand contre Bruges, Ypres contre Gand, qui ont
frappé les historiens et leur ont inspiré des doutes sur l'unité du pays,
étaient fatales au moyen-âge entre concurrentes ayant les mêmes besoins et les
mêmes intérêts, dès lors jalouses et rivales; les mêmes phénomènes se
retrouvent à la même époque dans les puissantes cités italiennes, et pourtant
personne ne nie l'originalité géographique de la Lombardie ou de la Toscane.
Quant à la durée, rares sont les provinces françaises qui ont eu si longtemps
une existence distincte; pendant huit siècles, du milieu du IX° siècle à la fin
du XVI° siècle, la Flandre est restée elle-même, et elle n'a commencé
d'abdiquer sa personnalité que dans la gloire de donner, en la personne du
Gantois Charles Quint, un maître à l'Europe. Seule en France, elle avait acquis
dès le XII° siècle et retrouvé aux XIII° et XV° siècles une puissance et une
richesse incomparables. Elle est encore la seule province qui ne se soit jamais
laissée enserrer dans les mailles du domaine royal, malgré les tentatives d'une
Philippe-Auguste, d'un Philippe le Bel, d'un Louis XI et qui ait affirmé de
siècle en siècle, à Courtrai, Cassel, Roosebeke et Gavere, son autonomie à
l'encontre des rois et des comtes de sang étranger. Sa personnalité s'est
révélée à certaines époques jusque dans une littérature et un art originaux. Il
y eut en Flandre au XV° siècle une floraison d'écrivains et d'érudits qui a
peut-être contribué largement à la renaissance de l'humanisme en France, et
surtout un art bien flamand, qui exprime la tranquille nature du pays,
introduit le réalisme flamand dans la convention des objets sacrés, élève des
monuments adaptés aux goûts et aux besoins des bourgeois de Flandre. Cette
originalité intellectuelle, cette indépendance si farouchement défendue et
conservée, cette puissance et cette durée, ce sont là des traits qui semblent
l'expression d'un pays homogène, conscient de son unité; la présence d'une
forte individualité historique est au moins une présomption que cet organisme
politique s'est développé dans une région naturelle différenciée. S'il est vrai
que les régions naturelles "sont celles qui conservent la plus longue
durée dans l'histoire, celles qui sont aptes à atteindre le plus grand
développement matériel et la plus grande force" [note de l'auteur :
Barrois, Ch. : des Divisions de la Bretagne (Ann. Géog. VI, 1897, pp 23-24)],
la Flandre est bien une de ces unités privilégiées.
Incertitude des limites historiques
Il est vrai que si l'histoire
atteste qu'il y eut une Flandre, elle ne nous en donne guère les limites. Rien
de plus variable que ces frontières politiques du comté. Au X° siècle, nous le
trouvons étendu du Zwin à la Canche; Arras en est la capitale, et les pays
romans y tiennent presque autant de place que les contrées germaniques. Au XI°
siècle, le comte Baudoin de Lille annexe les Quatre-Métiers et le pays de Waes,
franchit l'Escaut et étend ses domaines jusqu'au-delà de la Dendre. La Zélande
lui appartient, et le protectorat du Hainaut; Cambrai tome entre les mains des
Flamands. Puis le reflux se dessine; Philippe-Auguste met la main sur l'Artois
et refoule la Flandre au-delà de Tournai; la Zélande échappe au protectorat, et
la Flandre ne sauve sa liberté qu'en abandonnant la partie wallonne à la
France. Même l'extrémité occidentale du West-quartier, désagrégée en douaires
et apanages, semble se détacher du comté. Cependant l'expansion recommence; la
politique des ducs de Bourgogne récupère la Flandre Wallonne, Philippe le Bon
et Charles le téméraire portent leur frontière bien au-delà de la Canche, et
l'on bataille deux siècles encore pour la possession de l'Artois. Si les
frontières politiques de la Flandre ont été de bonne heure fixées au Nord et à
l'Est, on peut dire que vers le Sud-Ouest le pays n'a jamais eu de limites
historiques. L'histoire nous a bien révélé l'énergique vitalité de la petite
patrie flamande, qui s'affirme encore aujourd'hui dans les mœurs, les
sentiments religieux et les idées politiques des Flamands de France, de
Belgique et de Hollande; mais elle n'a pu ni en définir les caractères
géographiques, ni en fixer les limites."
In R. BLANCHARD, Etude
géographique de la plaine flamande (en France, Belgique, Hollande) - Université
des Lettres de Lille, 1906
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