"MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
LES ALLEMANDS À LILLE ET DANS LE NORD DE LA FRANCE : NOTE ADRESSÉE PAR LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AUX GOUVERNEMENTS DES PUISSANCES NEUTRES SUR LA CONDUITE DES AUTORITÉS
ALLEMANDES A L'ÉGARD DES POPULATIONS DES DÉPARTEMENTS FRANÇAIS OCCUPÉS PAR
L'ENNEMI", PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN,
79, 1916
Bien que l'occupation dura encore deux longues années, ces témoignages recueillis officiellement rapportent combien fut dure l'occupation allemande en nos terres septentrionales...
Lettre adressée par M. D...,
ancien Receveur particulier, à M. Jules Cambon, Ambassadeur de France,
ancien Préfet de Lille.
Paris, le 2 juillet 1916.
Mon cher Secrétaire général, Vous trouverez ci-inclus une
lettre émanant de Lille, adressée à la famille de mon gendre, M. G., copiée en
son bureau. Elle émane de Mme D., femme d'un négociant de la ville. Elle
témoigne des mauvais traitements infligés par les Allemands à la population de
Lille et des souffrances endurées par nos malheureux compatriotes. Je souhaite
vivement que cette lettre puisse vous être de quelque utilité.
Veuillez agréer, je vous prie, mon cher Secrétaire général,
l'expression de mes sentiments les plus dévoués.
Signé : G. D.
Lettre annexée à la précédente.
Lille. 30 avril 1916
Ma chère É., Ce que j'ai à vous conter est à la fois trop
triste et trop long pour que j'aie le courage de me répéter; tu voudras bien
lire cette lettre et la passer ensuite, pour qu'elle la fasse circuler
elle-même et la garde finalement entre ses mains, à M.
Ma chère M.
Nous venons de passer trois semaines, mais surtout ces huit
derniers jours, dans les angoisses et les tortures morales les plus affreuses
pour le cœur des mères. Sous prétexte des difficultés causées par l'Angleterre au
ravitaillement et du refus des chômeurs d'aller volontairement travailler aux
champs, on a procédé par force à une évacuation et cela avec un raffinement de
cruauté inimaginable. On n'a pas procédé comme la première fois par familles
entières; non, souffrir ensemble, ils ont trouvé que, cela nous serait trop
doux, et alors ils ont pris dans chaque famille un, deux, trois, quatre ou cinq
membres, hommes, femmes, jeunes gens, enfants de 15 ans, jeunes filles,
n'importe., ceux sur qui tombe le choix arbitraire d'un officier. Et, pour
prolonger notre angoisse à tous, ils ont opéré par quartiers, sans vouloir même
indiquer dans quel quartier ils opéreraient chaque nuit, car c'est au lever du
jour, à trois heures du matin, que ces braves, musique en tête, avec
mitrailleuses, baïonnette au canon, allaient chercher des femmes et des enfants
pour les emmener, Dieu sait où, et pourquoi? Ils disent : loin du front, pour
des travaux n'ayant aucun rapport avec la guerre ; mais nous savons déjà que
les pauvres enfants ont été dans certaines régions accueillies à coups de
pierres, parce qu'elles venaient volontairement, disait-on, travailler là où la
population s'y était refusée. C'est le mensonge diabolique, comme l'est d'ailleurs
tout le plan lui-même, car c'est cela que préparaient la feuille de recensement
indiquant âge, sexe, capacités, aptitudes à tous travaux, la carte d'identité
que nous devions toujours porter, et la défense de coucher hors de chez soi.
Donc, il y a environ trois semaines, des rafles furent opérées dans les deux
grandes villes voisines; on prenait n'importe qui dans les rues, dans les
tramways, et ceux qui étaient pris ainsi ne reparaissaient plus. Nous étions
terrifiés, et plusieurs jeunes filles et enfants ayant été ainsi emmenés, les
autorités civiles et religieuses protestèrent en des termes admirables. « Je ne
puis croire, disait l'un, à cette violation de toute justice et de tous droits;
cet acte abominable, opposé à la morale autant qu'à la justice, attirerait sur
ceux qui le commettraient le blâme universel ». » J'apprends, disait l'autre,
que des mesures extrêmes menacent nos familles; j'ai foi en la conscience
humaine; la peine qui arracherait les jeunes filles, les enfants à leurs mères,
pour les envoyer à des destinations inconnues, dans une promiscuité effroyable,
serait aussi cruelle qu'imméritée, elle serait contraire à la morale la plus
élémentaire. Vous êtes père. Excellence, et vous comprendrez ce que serait pour
nos familles si unies une mesure aussi extrême » En réponse à cela, on réunit
le jeudi saint, à quatre heures, les protestataires et, pendant qu'ils étaient
réunis, on faisait apposer les affiches de terreur, leur faisant comprendre que
là était la réponse et qu'en descendant dans la rue ils la liraient tout comme
la population. Au surplus l'acte abominable étant décidé, ils n'avaient plus
qu'à se taire, leur disait-on. Or, l'affiche avertissait tous - hormis les
vieillards infirmes, les enfants au-dessous de 14 ans et leurs mères, — de se
tenir prêts à l'évacuation, chacun ayant droit à 30 kilogrammes de bagages. Dans
ce but, des visites allaient être faites à domicile, tous les habitants de la
maison visitée devant se tenir à l'entrée de la maison ouverte, feuille
d'identité à la main, pour se montrer à l'officier qui désignait, parmi eux,
ceux qui allaient être emmenés; aucune réclamation à faire. A la sortie des
églises, nous lisions cette menace qui allait être exécutée de suite pour les
uns, et pour les autres pesait sur nos têtes comme une épée de Damoclès; et
cela, pendant dix longs jours et dix interminables nuits, puisqu'on allait par
arrondissement. Et c'était, somme toute, le bon plaisir d'un officier qui
allait désigner les victimes. Et, ignorant chaque nuit si c'était notre tour,
on s'éveillait comme en un effroyable cauchemar, la sueur -au front et
l'angoisse au cœur. Rien ne pourra vous dire ce que furent ces jours. Tous nous
en restons brisés. Dès la nuit du vendredi au samedi saint, à 3 heures,
passèrent par chez nous les troupes allant cerner le premier quartier désigné :
Fives. Ce fut terrible; l'officier passait, désignant ceux et celles qu'il
choisissait et leur laissant, pour se préparer, un laps de temps variant de une
heure à dix minutes. Antoine D. et sa sœur. 22 ans, furent emmenés; à grand-peine,
on laissa la jeune fille qui n'a pas 14 ans; et la grand'mère, malade de
douleur et d'effroi, dut être administrée de suite; on laissa enfin revenir la
jeune fille; mais ici un vieillard, là deux infirmes ne purent obtenir de
garder la fille qui était leur seul soutien. Et partout ils ricanaient,
ajoutant la vexation mesquine à l'odieux. Ainsi chez le docteur, oncle de B.,
on laisse à madame le libre choix entre ses deux bonnes, elle donne la faveur à
la plus ancienne. « Bien, lui répond-on, alors c'est celle-là que nous prenons
P. Mlle L., la plus jeune, qui sort de la typhoïde et d'une bronchite, voit le
sous-officier, qui emmenait sa bonne, s'approcher d'elle : « Quelle triste
besogne on nous fait faire ». « Plus que triste, monsieur, on pourrait dire
barbare ». « Voilà un mot bien dur, vous n'avez pas peur que je vous vende » et
de fait, le traître la dénonce : on lui donne sept minutes et on l'emmène
nu-tête, en chaussons, à la recherche du colonel qui préside à cette noble
bataille, et qui la condamne, lui aussi, à partir, malgré 1 avis du docteur. Et
ce n'est qu'à son énergie inlassable et à la pitié d'un moins féroce que les
autres qu'elle obtient, à cinq heures du soir, d'être relâchée après une
journée d'un véritable calvaire. Les malheureux, à la porte desquels veille une
sentinelle par personne désignée, sont emmenés d'abord dans un local
quelconque, église ou école, puis en troupeau, pêlemêle, de toutes classes, de
toutes valeurs morales, jeunes filles honnêtes et femmes publiques, entre des
soldats, musique en tête, jusqu'à la gare, d'où ils partiront le soir sans
savoir où on les mène et à quels travaux on les destine .Et, dans tout cela,
notre peuple garde une contenance, une dignité admirables, bien qu'on le
provoque en faisant ce jour-là promener les autos qui emmènent quelques-unes de
ces malheureuses enfants. Tous partent en criant : « Vive la France! » « Vive
la liberté! » et en chantant « la Marseillaise ». Ils consolent ceux qui
restent : leurs pauvres mères qui pleurent et les enfants: d'une voix étranglée
par les larmes, blêmes de douleur, ils leur défendent de pleurer, eux-mêmes ne
pleurent pas et restent fiers, semblant impassibles devant leurs bourreaux. Je
continue. On annonce une trêve pour le Jour de Pâques et le lundi,
quarante-huit heures, c'est beaucoup. La protestation véhémente, indignée est
lancée à nouveau par dépêche au haut commandement, on se reprend un peu à
espérer. Le soir, le sermon se termine par ces paroles admirables : « J'aurais
voulu vous laisser une parole de joie et d'espérance, mais ceux qui depuis deux
ans nous oppriment et nous accablent de mille vexations, ont voulu faire pour
nous de ces jours de fête des jours de deuil. 0 mon Christ ressuscité, ne
m'inspireras-tu pas une parole de confiance en ce jour de Résurrection? Eh
bien, écoute, ô peuple, laisse l'inique accomplir l'inique, garde ton âme égale
et ton cœur haut et ferme. Et vous, enfants, ayez courage, la Providence divine
saura ce que vous avez enduré, l'Éternel lui-même prendra votre défense. Il
marquera au front d'une marque ineffaçable celui qui vous opprime, et ceux qui
vous ont vu partir par les chemins âpres, dans la douleur et dans les larmes,
vous verront revenir dans le triomphe et dans la gloire, car la souffrance
passe, mais souffrir pour le Droit et la Justice dure éternellement i prophétie
du prophète Baruch) ». Ces paroles lancées du haut de la chaire, avec une
autorité magistrale, semblent un véritable anathème. Tous frémissent et des
larmes sont dans tous les yeux. On comptait donc sur une trêve au moins une
nuit encore; mais le soir, à neuf heures et demie, la Mairie brûle. Faisons
silence comme tous le font sur cet événement; à quoi bon parler? Le feu prit
juste au-dessus du bureau où se trouvaient les seuls bons de réquisition signés
faisant foi d'État à État: grâce à nos adjoints, dévoués au-delà de tout ce qui
se peut dire. Ces bons sont sauvés, ainsi que l'état civil et les finances,
jusqu'à prochain événement. Mais le feu prit bientôt aux quatre coins, l'eau
manqua, et il reste les murs. Et à la lueur de l'incendie, à trois heures du
matin, les visites domiciliaires recommençaient quartier Vauban. Par bonheur,
les D., comptant sur la trêve, se sont figurés que c'était une simple
vérification, et, comme on ne désignait personne chez eux n'ont même pas eu la
crainte. C'est une heure plus tard seulement qu'ils se rendaient compte qu'on
enlevait du monde. Mlle B., Mlle de B. Mlle L., qu'on put délivrer seules à
cinq heures du soir; des jeunes gens, D., D., Van P., Jean F., J., M. la
plupart 17 ans et tant d'autres, 1500 à 2000 par jour. Les bonnes presque
partout sont enlevées ou s'offrent spontanément pour remplacer les jeunes
filles de la maison ou les accompagner. Ailleurs, Mme D. remplace sa femme de
chambre malade renvoyée, elle veut rester : « Ce n'est pas parce que j'ai de la
fortune que vous devez me renvoyer, vous voyez bien que c'est odieux », et on
la menace de la renvoyer par la force. Les camps de concentration ont vraiment
l'air, et on le leur dit, de marchés d'esclaves.
Notre tour, tardant, nous donne le temps de prémunir autant
que cela est possible les jeunes filles que nous appelons entre nous « les Sœurs
» et « les Nous Deux », qui ont fait tout leur bagage, avec courage, toutes voulant
prendre, au cas échéant, la place l'une de l'autre, et il m'a fallu décider qui
il vaudrait mieux laisser partir. Le lundi, nous eûmes du réconfort au petit
village où nous allions avec toi l'an dernier ; tous nous entouraient de leur
sympathie, anxieux pour nous et avec nous, car nul, pas même nos adjoints,
n'était exempt de craintes. Tous s'employèrent pour nous, et Mme D. me fit
promettre de l'avertir: si les jeunes filles sus désignées partaient, elle,
libre, les accompagnerait et se ferait leur mère. Et toute la semaine ce
calvaire dura, cette angoisse pesa sur nous. A., la bonne d'A., fut emmenée,
relâchée, en partie grâce à son père, ainsi que C et sa jeune sœur dont la
reconnaissance est touchante. La-fille de L. A. emmenée. Enfin vint notre tour.
Tu le penses bien, j'avais perdu tout sommeil. J'entendis donc passer les
troupes et éveillai tout mon monde quand, à quatre heures, commença la visite
de la rue. Elle dura jusqu'à une heure et demie, nous à dix heures et demie.
Comprends-tu notre agonie pendant ces six mortelles heures? Sans doute, nous
avions des chances d'arriver à les faire relâcher, mais presque aussi sûrement
pour tout le monde on en désignerait quelques-unes, et n'était-ce pas trop déjà
que cette journée terrible à passer, sans aucune certitude réelle de les
délivrer, journée passée pour elles au milieu des filles de notre quartier.
Enfin, Dieu nous a là encore montré sa paternelle protection et, ayant compté
tout le monde, on passa sans désigner personne; mais nous restons brisés. C'était
lugubre de voir passer silencieuses, une par une, des jeunes filles de notre
rue accompagnées d'une sentinelle : trois de notre petit ouvroir que j'avais
réuni, et à qui, profondément émue, j'avais donné quelques conseils leur
montrant les dangers qu'elles avaient à redouter; les braves enfants ne
pouvaient (c'était le Vendredi-Saint avant le premier départ) retenir leurs
larmes et, comme toutes d'ailleurs, s'inquiétaient surtout à la pensée de ce
qu'on allait les faire travailler pour l'ennemi, s'informant de ce qu'elles
devaient faire. Toute crainte d'ailleurs n'est pas passée pour nous. Hélas! Père
lui-même n'est-il pas menacé? On a emmené notre principal comptable-fabricant,
le mari de M. qui a le même âge que lui. S'il allait être emmené, lui aussi?
Prie bien, chérie, priez tous avec nous, je vous en conjure,
et, en remerciant Dieu de nous avoir épargnés cette fois, nous, tante A. et
tous ses enfants, ainsi que les parents et amis (parents de B.). Priez-le de
nous continuer sa protection, nous en avons tant besoin ! La délivrance ne
viendra-t-elle jamais? Pensez, amis, à la douleur de toutes ces mères qui
veillaient sur leurs filles avec tant de soin, et à qui on les a brusquement
arrachées. Et des soldats, des officiers ont pu consentir à faire de telles besognes.
On leur a dit, mensonge encore, que nous étions révoltés et que c'était une
punition. Et à Roubaix les officiers de la Garde se sont refusés, se trouvant
devant une population calme et digne, à enlever la nuit des femmes et des
enfants. Ici c'est le 64 venant de Verdun qui s'y est prêté. D'aucuns auraient
mieux aimé, disaient-ils, rester dans les tranchées. Ils auront au moins la
croix de fer et le nom de ce glorieux fait d'armes décorera leur drapeau.
Surtout, surtout que nos soldats ne nous vengent pas, là-bas, par de tels
actes, ce serait souiller notre beau nom de Français. Qu'ils laissent à Dieu le
soin de venger de telles fautes, de tels crimes. Eux, seront, comme le leur a
dit une femme à qui l'on prenait son mari, son fils et sa fille, maudits dans
leur race, dans leurs femmes et dans leurs enfants. J'ai fini ce long et
douloureux récit, mais ce que je n'ai pu assez vous peindre c'est la douleur
effrayante de ceux dont le foyer est ainsi décimé. Beaucoup en mourront. C'est,
ainsi que le disait Monseigneur, la passion de nos familles s'ajoutant à la
Passion du Christ. Une femme a eu une sueur de sang en se voyant prendre son
jeune fils; on le lui ramène, elle ne le reconnaît plus. C'est terrible et
notre situation me semble très menaçante. Priez, priez pour nous. On dit que
bientôt ce sera tous les hommes. A plusieurs qu'on laissait on a dit : « Dans
quinze jours ». Puis, dit-on. Ce sera l'évacuation pour la France, mais à prix
d'or, et alors il faudra refuser. Déjà ils essaient d'en obtenir, et je connais
quelqu'un qui t'est proche et qui s'y est refusé avec son calme et sa dignité
habituelle; comme tout bon Français, il a tout versé à la France et n'en a
plus, mais alors plus d'affaires, plus d'expéditions, et, j'ai crainte qu'ils ne
nous tiennent par-là, plus de ravitaillement. Déjà depuis que tu es partie, ou
plutôt depuis trois mois, on n'a distribué de viande que deux fois.
Mais finissons plus gaîment. Hier nous avons enfin reçu une
bonne lettre d'H. ; Il ne peut malheureusement nous parler de la famille qui
est de l'autre côté, mais seulement de ceux qui sont près de lui, c'est ainsi
qu'il nous a dit que notre cher G. et H. sont partis travailler et se portent
bien. Si au prix de toutes nos souffrances, nous pouvions obtenir de revoir
tous ceux que nous aimons, avec quelle joie nous les supporterions. De quel
cœur déjà nous les offrons dans ce but. Nous ne sommes nullement abattus, tous
restent fermes et courageux, et ils n'ont pu, malgré le plaisir que d'aucuns
disaient y avoir, ils n'ont guère pu voir pleurer les femmes et les jeunes filles.
Te rappelles-tu? Nous disions en riant : « Quand vous serez parties, nous vous
dirons que ce n'était rien ce que nous avions à souffrir alors que vous étiez
là ». Hélas, nous ne croyions pas dire si vrai. Dès le lendemain de votre
départ, ce fut l'affiche du typhus et le règlement draconien infligé à ceux qui
l'avaient, la menace exécutée pour beaucoup d'être emmenés à l'hôpital, sans
que leurs familles puissent les soigner et même les voir. Puis, les mille
tracasseries : cartes, recensement, etc., et la privation de tout, viande,
beurre, œufs, légumes, pommes de terre, plus rien ne passant qu'en fraude
chaque jour plus rare et plus dangereuse. Et moins de nouvelles que jamais. Une
seule lettre depuis ton départ et celui de M. P.
Et pourtant d'autres ont des nouvelles. Enfin peut-être
toutes ces petites épreuves nous en épargnent-elles de plus grandes. Disons
notre « Fiat » tous ensemble, ensemble prions Dieu de nous continuer sa
protection. Ici nous pensons à vous, nous vous aimons, nous prions avec vous. Nous
souffrons pour vous.
Embrassez les chers petits qui nous manquent tant. A tous
les chers nôtres, à G., à toi, toute la tendresse de .M AI: il P. Cette lettre
n'exagère rien, vous pouvez la communiquer, qu'elle fasse bien connaître ce
peuple à ceux qui n'auraient pas encore assez de haine et de mépris pour frayer
encore avec eux après la guerre. On nous dit que de l'autre côté on trouve, à
quelques petites vexations près, notre vie supportable. Eh bien, non. Depuis
cinq mois elle ne l'est plus. Ce fut le typhus gagnant toujours, puis
l'explosion et son ébranlement terrible même pour ceux qu'elle n'atteignait pas
directement. Et les privations de toutes sortes. Les petites vexations qui vont
jusqu'à priver la ville de toute alimentation substantielle. Défense d'entrer
en ville d'autre viande que celle du Comité, et nous avons eu deux fois 150
grammes par personne en quatre mois. Encore la paie-t-on 5 francs la livre,
même au Comité. Pour donner aux miens une tranche de viande mince comme une
feuille, grande comme le creux de la main, chaque tranche me coûtant 1 fr. 50.
je suis presque toujours obligée d'aller la chercher à Hellemmes ou à Marcq, ne
risquant rien moins que d'être emmenée à la Citadelle, puisque de dehors à
Lille il est interdit d'entrer si peu que ce soit de viande ou autres denrées.
Toutes les épiceries, verdurières, boucheries sont fermées. Beaucoup ne se
nourrissent plus que de riz. Un jour un wagon de poisson et d'œufs nous arrivent,
ils sont contre tout droit, arrêtés et envoyés en Allemagne. L'autre jour
arrive encore pour notre ville, par le Comité. 55000 francs de viande. Une
série de vexations l'arrête et la laisse se putréfier sur place. Les pommes de
terre ici et aux environs se gâtent, on ne les laisse pas entrer et les forces
diminuent. Je ne dis pas cela pour qu'on nous plaigne, mais pour vous montrer
que, même physiquement, nous ne sommes pas soutenus pour les tortures morales
que nous subissons, privés de tout réconfort, de toutes nouvelles de vous.
Aussi la mortalité augmente d'une façon effrayante, 45 pour 100 sur une
population réduite de moitié! Des cas de folie nombreux dans certaines régions,
cela ne nous étonne pas. Nous sommes à bout de forces, il faut être constamment
en état de veille pour défendre et soutenir les pauvres gens. Nous ne nous
maintenons que par une tension d'âme et de force constante. Pour moi jusqu'ici
j'ai écrit chaque semaine, j'en suis découragée et je crois que je vais me
résignera attendre une réponse.
Communique aussi ce petit papier à tous.
Signé : D
* * *
Lettre de X. Lille, 1er mai 1916. Il Mme L...G...
À Paris-Passy.
Cette semaine a été terrible pour notre malheureuse
ville.1200 à 1 500 personnes ont été enlevées toutes les nuits avec
accompagnement de baïonnettes, mitrailleuses aux coins des rues et musique
militaire, principalement des jeunes filles et des jeunes femmes de toutes
catégories, aussi des hommes de 15 à 50 ans, partant pêle-mêle dans des wagons
à bestiaux, garnis de bancs de bois, pour des destinations et des emplois
inconnus, soi-disant labourer la terre. Tu penses le désespoir et l'angoisse
des parents. Nous apprenons cet après-midi que l'horrible besogne est terminée et
notre quartier a été épargné. J'étais venue coucher chez moi, la première fois
depuis deux ans, dans l'espoir de sauver ma bonne. Je vais enfin dormir sans la
crainte d'être réveillée pour aller ouvrir en pleine nuit à une invasion de
baïonnettes. Il ne restera que les mères ayant comme moi des enfants au-dessous
de 14 ans et les vieillards. Au milieu de tout cela, la mairie a brûlé tout
entière en une nuit comme par enchantement. Les partants du reste ont montré un
courage vraiment français; ils ont refoulé leurs larmes et les trains ont quitté
la gare au chant de la Marseillaise. Plus cela va mal, plus il nous semble que
nous approchons de la délivrance.
* * *
Lettre de M. X. à Lille, à M. T..., à Parais.
Nous avons vu en pleine nuit nos rues envahies par des
hordes de soldats, baïonnette au canon, mitrailleuses (quelle honte !),
arracher des bras de leurs mères des filles, des fillettes, des jeunes gens de
14 ans, sans pitié pour ces mères qui imploraient leurs vainqueurs à genoux et
tous ces malheureux mêlés pêle-mêle avec la lie de la population, empaquetés
dans des tramways réquisitionnés, expédiés comme des troupeaux d'esclaves pour
une destination inconnue. Quelle haine impuissante pour le moment! Mais, plus
tard, quelle responsabilité pour l'autorité supérieure, du fantassin au général
! Dis bien à notre fils tout cela !
* * *
Lettre datée du 26 avril 1916, de r. Lille, adressée à Mme
D., à Versailles.
Des gens comme nous se tirent au jour le jour mais
convenablement de la question ravitaillement et ceux qui en souffrent
l'avoueraient difficilement, maintenant que cela sert de prétexte à une mesure
qui met les trois villes sens dessus dessous : celle de l'expatriation des
citoyens. Je dis prétexte car il y aura certainement d'autres raisons, celle de
nous embêter, celle d'exercer des représailles bruyantes, car ils savent bien
qu'on les aura, et celle de mettre la main sur la population masculine de 1-7 à
55 ans, ce qui s'expliquerait surtout s'ils ont envie de préparer leur
retraite. Mais pourquoi prennent-ils les femmes dans la proportion de 20 à 30
pour 100, d'après ce qu'on voit depuis plusieurs jours? Est-ce, pour des
travaux agricoles comme ils le disent? Est-ce pour former des camps de
concentration? Est-ce pour repeupler la région des Ardennes que l'on dit dépeuplée,
ou avoir autant de civils à opposer à notre avance là-bas qu'il n'en resterait
ici. Je veux croire encore qu'ils se sont embarqués dans cette sale affaire
avec leur lourdeur habituelle, l'ordre vient d'en haut, les subalternes y
compris le-Gouverneur exécutent; les protestations des maires et de l'évêque
ont été rejetées. La décision, .comme ils le disent, est irrévocable; les
esclaves n'ont qu'à se taire. Nous sommes dans leurs - mains. La première
opération a eu lieu dans la nuit du Vendredi Saint au samedi, interruption pour
Pâques; la seconde a eu lieu la nuit dernière et cela suivra. Vous savez que
chaque maison doit porter affichée la liste des habitants ; il faut y être, il
n'y a pas moyen d'y couper depuis les cartes d'identité. Je n'ai pas vu
l'expédition de cette nuit qui a dû se faire avec le même appareil que la
précédente. Les rues gardées aux deux extrémités par des troupes arrivées
exprès depuis une semaine de Cambrai ou d'ailleurs, mitrailleuses en place. 10
à 15 hommes se tiennent devant la maison, la baïonnette au canon, deux entrent
avec le sous-officier et l'officier qui décide et désigne les partants qui ont
vingt minutes à une heure pour descendre dans la rue avec soi-disant 30
kilogrammes de bagages et sont acheminés dans un local : église de Fives, école
de Saint-Joseph et de là à la gare pour l'Est. Le matin, les femmes ont crié en
passant : « Nous allons en Belgique. Ce n'est plus pour cultiver la terre de
France. » S'ils veulent nous emmener en Allemagne devant l'avance de nos troupes,
qu'ils le disent, mais le pis est cet inconnu. Je ne veux pas charger le
tableau, il est assez sombre. Qu'il vous suffise de savoir qu'ils ont, dès le
début des rafles, enlevé des jeunes filles, qu'actuellement cela semble -faire
encore partie de leur système, qu'en fait ces enlèvements de jeunes filles ont
été fréquents la première nuit, bien qu'on ait, dit-on, renvoyé un certain
nombre de celles-ci à la gare et que le fait s'est encore passé cette nuit.
Pensez à la terreur des pères et des mères de famille, à l'inquiétude des
enfants bien élevés qui ignorent, à l'horrible situation de ceux qui voient les
leurs partir, et si, comme je pense, les gens de la classe supérieure
échapperont presque complètement à ces risques, combien triste est le sort des
honnêtes gens de la classe inférieure qui n'ont pour eux que leur honnêteté,
ainsi exposée. On laisse les mères à ceux en dessous de 14 ans .Que reste-t-il
de plus à exiger de nous, si ce n'est de nous vendre sur les places publiques
des villes allemandes?
* * *
Lettre adressée à Mme D. à Paris, par. Y., Lille, 3 mai
1916.
Notre temps de Pâques a été fort triste. Ils ont imaginé de
transplanter une partie de la population dans des villages abandonnés ou
presque (de la France occupée, pour la culture). Cela s'est fait
soldatesquement. On a pris hommes, femmes, jeunes gens, jeunes filles dans tous
les milieux. Exception pour les femmes avec petits enfants. Chaque matin, on
opérait dans un quartier sur les 3 heures du matin. On était emballé une demi-heure
après (gare Saint-Sauveur). Ils ne sont pas venus chez nous. Il y a eu, bien
entendu, des scènes déchirantes. Mme Ch., qui était retournée coucher à F.,
pour obéir à l'affiche, a été prise, puis relâchée douze heures après, ayant eu
la chance de rencontrer en gare un personnage important de l'usine faisant
partie du Comité américain. Je n'ai pas été inquiétée.
* * *
Lettre adressée cl-Mme R. D., à Paris, par X., Lille (2 mai
1916).
Mais cette partie matérielle (la cherté des vivres) n'est
rien auprès du calvaire qu'on nous a fait monter toute la semaine de Pâques par
l'enlèvement militaire des femmes, cela la nuit pour où aller? Vous comprenez
la révolte et l'indignation des honnêtes gens — et élever des enfants pour
qu'on vous les enlève de cette façon inhumaine. — La ville complètement dans la
douleur, voilà notre semaine de Pâques ; cela est bien plus terrible que les
privations d'alimentation. Personne n'a dormi pendant huit jours se disant
toujours : « Sera-ce pour cette nuit? » A 3 heures du matin on entendait les
patrouilles, un véritable enlèvement d'esclaves ; ces mesures odieuses, nous
l'espérons, attireront les regards sur nous et on nous vengera de ces procédés
barbares.
* * *
Lettre de X., Lille, datée du 7 mai 1916 et adressée à Mme
B., à Paris.
Chose affreuse à Lille, le dire partout; enlèvement de 6 000
femmes, 6 000 hommes; pendant huit nuits à 2 heures du matin, quartiers cernés
régiment 64 de dire en France — vient de Verdun), arrachait de force jeunes
filles de 18 ans et femmes jusqu'à 45 ans. 2000 par nuit, parquées pêle-mêle
dans une usine, triage durant la journée et le soir emmenées, dispersées de
Seclin à Sedan dans villages abandonnés, fermes, etc., font cuisine, lessive
pour soldats, remplaçant les ordonnances envoyés au feu, cultivant la terre,
surtout servantes et domestiques et ouvrières, -peu de jeunes filles de
famille. Rue Royale presque plus de servantes ; entassées avec hommes et jeunes
gens sans distinction : immoralité profonde; quelques officiers allemands ont
refusé de marcher, quelques soldats pleuraient, le reste brutal, Ernest W.
enlevé, son frère C. un jour de citadelle pour avoir protesté. Fils sont
restés, X. est près d'Hirson. Mlles B. et de B., enlevées, ont voulu suivre
jeunes filles du peuple qu'elles protégeaient: sont venus chez moi le matin à 4
heures rien pris : on n'est pas venu au n° 4. Protestation des Maires, des
Sous-Préfets. Inutile. Mêmes opérations à Tourcoing (6 000) et à Roubaix (4
000). La ville est triste.
* * *
Lettre de J., le 8 mai 1916, à Mme V., à Berk-Plage.
M. C. J. Il n'y a que quinze jours depuis ma dernière lettre
et me voici de nouveau. Mon excuse c'est que toi et tes amis souhaitez
peut-être des indications sur l'évacuation forcée d'une partie de notre-
population et que je puis vous rassurer sur le sort de ceux qui vous sont
proches. L'opération s'est prolongée pendant toute la semaine de Pâques. Sauf
le centre de la ville, tous les quartiers ont été éprouvés. On a enlevé près de
10 000 habitants, des hommes de 55 ans et des jeunes gens de 16 ans, des femmes
qui tenaient boutique et des jeunes filles qu'on a arrachées à leurs parents
avec celte seule restriction pour ces dernières que celles âgées de moins de 20
ans étaient accompagnées de quelqu'un de leur famille. Ce fut fort triste et
jamais les Allemands ne se laveront d'une telle conduite. Beaucoup de soldats
étaient écœurés de la besogne qui leur était imposée ; mais si les vieux de la
Landsturm en rougissaient, les jeunes sous-officiers l'exécutaient avec une
maestria toute prussienne. Il y eut, comme tu l'imagines aisément, des scènes
poignantes au moment de la séparation. Les soldats emmenaient les victimes à la
gare de Saint-Sauveur sans que les parents puissent les accompagner, elles y restèrent
jusqu'au soir où des wagons à bestiaux munis de planches en guise de bancs les
emportèrent. Elles partirent au cri de Vive la France! Et au chant non moins
prohibé de la Marseillaise. C'est la première fois depuis l'occupation qu'on
entendit ce chant et cette acclamation. Malgré leur désolation, les partants
devant l'ennemi eurent de la tenue. Un petit lot de ces évacués est dans les
villages des environs d'Orchies, le reste est dans l'Aisne, dans les Ardennes
et la Belgique. Bien peu paraissent susceptibles de travailler aux champs. On
ne fait pas des agriculteurs avec des employés de bureau, des fillettes, des
demoiselles de magasin, des couturières et des filles de fabrique. On ne saura
que plus tard la raison vraie de ces enlèvements, mais les prétextes invoqués
ne tiennent pas debout. Les protestations véhémentes des autorités ont
peut-être contribué à la réduction du nombre prévu des partants, peut-être
contribueront-elles à faire revenir les femmes : on l'espère sans trop y
compter. En attendant, toute la ville est dans la consternation. En ce qui
concerne les personnes qui te touchent ou que je connais, voici ce que je sais
: Chez tes cousines, rue X., les Allemands ne se sont même pas présentés. Chez
ta tante, tout s'est passé en douceur, on s'est borné à demander l'âge de ton
oncle et ce fut tout. Chez Mme C., chez Mme B., personne n'a été pris. Tous
sont dans la série favorisée. Par contre, dans la série malheureuse, il faut
inscrire la cuisinière et la femme de chambre de ton patron, nos camarades V.,
C., R., le mécano F.- et sa femme. Mon pâtissier a gardé sa fille, mais la
pauvre enfant avait eu une telle terreur d'un enlèvement possible qu'elle est
restée souffrante pendant huit jours. On cite d'ailleurs des quantités de gens
qui sont encore alités des suites de leurs anxiétés ou du désespoir causé par
la séparation. Roubaix, Tourcoing ont eu le même sort que nous, mais les
communes des environs ont été épargnées, telles Loos, Haubourdin, la Madeleine,
Lambersart, etc. La femme d'E. n'a donc pas été inquiétée. En somme, la famille
et les familles de tes camarades - d'école, avec qui tu es là-bas en relations,
sont indemnes et c'est ce que j'ai voulu me hâter de t'écrire. Rien de fâcheux
non plus chez Mme S.., et Mme G.A côté de ces enlèvements, rien ne compte et je
devrais ici clore ma lettre; voici cependant encore quelques mots sur notre
situation.
* * *
Lettre signée « R », non datée et adressée à Madame B., à
Paris.
Ma chère C.,
Je suppose que déjà en France on est au courant de toutes
les épreuves par lesquelles nous passons, toutes plus pénibles les unes que les
autres. Enfin de celle-ci nous sommes encore sortis indemnes et sommes encore
restés, tous les deux, jusqu'à nouvel ordre. Nous avons passé une semaine de
Pâques terrible ici; en voici le programme. Mercredi 19 courant, affiche
prévenant la population qu'il va y avoir des évacuations par ordre dans le
territoire envahi, que chacun doit se munir d'ustensiles de ménage et a droit à
30 kilogrammes de bagages. Tu vois d'ici la panique dans la ville. Deux jours
se passent dans l'attente et enfin la nuit de vendredi 21 au samedi 22, barrage
des rues d'un arrondissement par la police à trois heures du matin et réveil
dans chaque habitation avec ordre de se tenir dans le couloir avec ses bagages.
On avait fait venir, pour cette sale besogne, des soldats ou plutôt des brutes
d'un autre endroit, à seule fin qu'il n'y ait pas de relations ni de faiblesses
vis-à-vis des familles qui auraient imploré la pitié. Alors, selon le nombre des
personnes habitant dans l'immeuble, la brute choisissait. On emmenait soit des
jeunes filles de maison, des bonnes, des hommes et des jeunes gens de toutes
catégories et de tout âge. Ils se sont principalement attaqués à la classe
ouvrière qui, malheureusement, est toujours la plus éprouvée; les dames et les
jeunes filles du monde qui se trouvaient dans la rafle étaient relâchées. Il en
était de même pour les personnes sérieusement malades, mais pour lesquelles il
fallait réclamer et souvent elles étaient embarquées avant satisfaction. Du 22
au 29 inclus, ils en ont évacué 9 890, abstention a été accordée pour le jour
de Pâques. Tous ces pauvres gens se demandaient où et pourquoi on les emmenait,
il y avait, je t'assure, de tristes tableaux et à côté de cela toujours le côté
gai, car on entendait des groupes chanter, les uns des chants patriotiques, les
autres des refrains à la mode et comme ils stationnaient à la gare toute la
journée, des groupes jouaient aux cartes en attendant le départ. On peut même dire
que la majeure partie a été gaie ou plutôt faisait contre mauvaise fortune bon cœur
à l'ahurissement des boches qui n'en revenaient pas de voir le caractère
français, ne reculant devant aucun sacrifice. Malgré cela, c'est pénible de se
voir ainsi à leur merci, car tout chez eux est fausseté et on se demande dans
quel but cette évacuation et dans quel état de santé et de moral ces gens
reviendront.
Maintenant pour comble de malchance, dans la nuit de Pâques,
un incendie dû à on ne sait quelle cause, a détruit entièrement la mairie,
heureusement les choses essentielles ont été sauvées, quelle nuit tragique
encore.
* * *
Lettre du 9 mai 1916, adressée à Madame Jules T., à
Versailles, par X., à Lille.
* * *
Lettre signée « Louise M, datée du 9 mai, adressée, pour M.
E.
À M. le chanoine D. à Saint-Omer (Pas-de-Calais).
Papa chéri, Jeudi, 20 avril, au soir, des affiches ont été
apposées. L'attitude de l'Angleterre rend de plus en plus difficile le
ravitaillement de la population. Pour atténuer la misère, la population sera
évacuée par ordre. La nuit suivante, la force militaire commençait à opérer
brutalement à Fives. A trois heures du matin on frappe aux portes; un officier
passe et désigne les personnes qui doivent partir. Un soldat est en sentinelle
à la porte, baïonnette au canon. Quelques minutes sont données pour les
bagages. Les mitrailleuses sont posées de distance en distance; les rues
sillonnées de patrouilles et barrées par des soldats, toujours baïonnette au
canon. On rassemble le monde dans l'église du quartier et tous partent
pêle-mêle dans des wagons à bestiaux. Quelle morale. Quelle hygiène. Les mères
ayant de jeunes enfants étaient seules exemptées. Etant tous trois dans les
conditions voulues, nous avons préparé nos bagages, le cœur serré. Monseigneur et
Monsieur le Maire ont eu plusieurs entretiens courageux avec le Général. Comme
Monseigneur défendait énergiquement la population, ces paroles courtoises lui
furent servies : « Vous, l'évêque, taisez-vous et sortez. » Les Allemands
opèrent par arrondissement de police. La rue d'I., notre ancienne rue, a été
faite dans la nuit du dimanche au lundi de Pâques. Les gens dormaient
paisiblement, car on avait dit la veille qu'une dépêche des neutres avait
arrêté ces choses ignobles. Les demoiselles J., qui avaient été enlevées avec
leur frère et leur bonne, ont été relâchées. La bonne de Mme L. a été prise et
toutes les servantes en général. Notre rue étant d'un autre arrondissement n'a
été faite que dans la nuit du mercredi au jeudi. Heureusement qu'avant d'arriver
à nous ils avaient fait à Wazemmes d'énormes rafles, ils étaient moins
méchants. Mère est restée couchée se disant malade. A. et moi avons reçu
l'officier qui nous a autorisés à rester. Je crois que le portrait de Père en
costume militaire que nous avons mis dans la salle à manger depuis la
séparation m'a sauvée. J'ai dit que j'étais la fille d'un officier dont nous
étions sans nouvelles depuis la bataille de la Marne. C'était assez terrifiant,
cette visite militaire. Tous les jours nous remercions Dieu qui a conduit vos
pas au Nord. Vous auriez été certainement enlevés tous les deux. Les Allemands,
en faisant celle ignoble chose, reconnaissent avoir mis sur leur drapeau une
tache ineffaçable. Plusieurs officiers et soldats sont enfermes en citadelle
pour s'être refusés à la besogne. Par contre, un Boche, docteur en philosophie
et en droit politique, un pasteur, a dit à un Monsieur qu'on ne reculerait
devant rien pour le salut de l'Empire. Est-ce le dernier coup de Satan ou
devons-nous encore nous attendre à de nouveaux méfaits? Dans la nuit du
dimanche au lundi de Pâques le feu a pris à la mairie. Court-circuit, dit-on?
Les Allemands étaient heureux pensant voir disparaître en cet immense brasier
tous leurs bons de réquisition, etc. Beaucoup de choses sont sauvées, mais de
la mairie, il reste encore la tour et les quatre murs. Nous avons été indécises
pour louer un coffre et ne l'avons pas fait. L'embargo est mis pour la seconde
fois sur les banques.
* * *
Lettre signée C. (Lille), datée du 1er mai 1916, adressée à
Mme A. A. à La Tronche (Isère).
Pour le moment, la santé se maintient assez bonne, malgré
les ennuis que nous causent quotidiennement ces vilains oiseaux, et malgré les
difficultés actuelles de l'approvisionnement qui aboutiront bientôt à la famine
complète si ça continue. Aux environs de Pâques, le samedi avant, les Boches
ont procédé dans tous les quartiers de la ville, sauf au centre, à l'enlèvement
forcé d'un certain - nombre d'habitants : hommes, femmes, jeunes filles, jeunes
gens, sans distinction de situation sociale. Dès quatre heures du matin ils
barraient les rues et le régiment chargé de ce bel ouvrage, le 64e, tapait à
chaque porte à coups de crosses. Ensuite un gradé passait et désignait les
personnes de la maison qui devaient partir. Environ 8 000 personnes ainsi ont
été enlevées et emmenées exactement où? Personne ne sait. Pour faire quoi? On
l'ignore. Aujourd'hui, une quarantaine de femmes sont revenues. Tu vois d'ici
le spectacle provoqué par cette mesure d'apaches. Un a fait la même chose dans
les villes et les villages voisins. Avec eux, il ne faut plus s'étonner de
rien.
* * *
Lettre d'un anonyme, Lille, à M. M. à Rennes, 16 mai 1916.
Dans la dernière évacuation forcée, aucune de nos
connaissances n'a été forcée à partir, sauf notre ancienne femme de ménage et
sa fille (la femme de l'agent de police). Elles sont revenues, M n'ayant pas
17 ans et étant très délicate. Comme vous devez le savoir, nous subissons des
humiliations et des vexations de tout genre, quand ce n'est pas pis.
* * *
Lettre d'un anonyme, Lille, 8 mai 1916, adressée à M. B., au
Vigan.
Les « Gris a ont fait des rafles et ont enlevé des hommes,
des femmes, des jeunes filles pour les conduire soi-disant dans les Ardennes;
200 élèves de l'Institut Turgot ont été enlevés, des gamines de 15 ans. On
estime à 20000 pour les villes de Roubaix et Tourcoing.
* * *
Lettre de X., Lille, mai 1916, à Mme Ch. F., à Wimereux.
Pour le moment, déménagement un peu partout; enlèvement d'hommes
et de femmes à partir de 15 ans, c'est ignoble comme moralité et comme cruauté.
L'indignation de certaines mères a un peu atténué la besogne; nous tâchons de
penser que ce serait une retraite d'hommes voilée, nous conservons toujours
cette lueur d'espoir de délivrance. Dans nos familles, nous avons été
préservés, le peuple a été spécialement atteint.
* * *
Lettre de P. et de A., de Roubaix (20 mai 1916) à la famille
M., à Saint-Germain-en-Laye.
En ce moment, l'émotion est grande ici. Toutes nos villes
sont pleines de rumeurs inquiétantes à la suite de quelques enlèvements
d'hommes et de jeunes gens, en- même temps que de quelques femmes et jeunes
filles. Et on annonce que cela pourrait se généraliser. Une première affiche
avait offert aux familles sans travail d'aller s'installer à la campagne dans
le département du Nord dans les endroits où elles pourraient assurer plus
facilement leur existence. Quelques jours après, vers le 5 avril, une seconde
affiche annonce : (c des ouvriers peuvent trouver du travail agréable et sain à
Gommagnis et à Herbignies, arrondissement de Val, à 60 kilomètres derrière le
front. Il s'agit de la coupe d'arbres moyens dans la forêt de Mormal. En plus
du logement et de la nourriture, salaire 3 francs par jour. » 11 paraît qu'il
ne se présente presque personne. Quelques jours après, on arrêtait, dans la rue
et dans les maisons, à Roubaix el à Tourcoing, des jeunes gens, des femmes, des
jeunes filles sans donner de raison. On dit qu'on a surtout, arrêté ceux qui avaient
déjà subi des condamnations pour passage de pommes de terre ou pour manquement
aux revues d'appel, etc. Car nous sommes bouclés, plus question de
laissez-passer d'aucune sorte, même pour villages voisins, rien que Lille,
Roubaix et Tourcoing .On dit que tout ce monde a été dirigé sur Sedan,
Mézières, Vervins, pour y faire des colonies agricoles en vue des travaux de
culture; l'émoi a" grandi encore ici quand le bruit a couru samedi qu'une
vingtaine d'employés allemands travaillaient à la mairie sur les listes du
recensement récent de la population pour y prendre, au hasard, à Lille 25 000
personnes, à Roubaix 15 000, à Tourcoing 10 000, dont partout 3/5 de femmes et
de jeunes filles et 2/5 d'hommes de 17 à 50 ans On ne veut pas y croire, c'est
contraire au droit des gens; mais on ne peut pas être tout à fait sceptique,
car on aurait préparé dans plusieurs usines, chez Lepers-Duduve, chez C. et F.
Flipo, chez Veuve Fouan et fils, dit-on, des magasins pour y recevoir du monde,
avec des cabinets pour hommes et pour femmes, un bureau de médecin pour visites
médicales, etc. Les bruits les plus invraisemblables circulent; il s'agirait de
représailles du Gouvernement allemand pour le blocus anglais ou pour un fait
similaire d'enlèvement de civils fait par le Gouvernement français dans les
colonies allemandes conquises, ou d'un projet de repeuplement de régions
insuffisamment habitées, soit en vue de la récolte, soit en vue d'une
protection contre le bombardement des alliés. Quoi qu'il en soit, toutes les
familles sont dans l'angoisse. Des protestations indignées ont été envoyées par
nos doyens, le maire de Lille, Mgr Charost. On parait suspendre provisoirement
l'accentuation de cette mesure. Espérons qu'on reviendra à une plus saine
appréciation du droit des gens. Quant aux enlèvements d'hommes, veut-on prendre
les mobilisables? On ne sait!
* * *
Extrait d'une lettre de Roubaix
14 avril 1916
Maintenant ce sont des départs qui commencent. De notre
ville il est parti 2 000 hommes et jeunes gens et ce n'est pas tout. On les a
d'abord cueillis dans les rues, puis pris à domicile, dans le peuple seulement
jusqu'à présent. J'en ai vu partir des troupeaux et je t'assure que cela fend
le cœur. Les femmes lancent au passage quelques paquets aux maris, aux frères, aux
fils. Ces derniers sont crânes en général, quelques-uns chantaient. Ce qui a
soulevé le plus d'émotion, c'est le départ de femmes et de jeunes filles qu'on
est allé chercher. Tu vois l'état des parents, voyant partir des jeunes filles
de 16 à 20 ans au milieu de jeunes gens de tous calibres et pour où? C’est ce
qu'on ignore. Dans notre entourage, les mamans tremblent pour leurs grands
fils. Les hommes préparent leur sac pour le cas où ils devraient évacuer. -Il
souffle autour de nous un vent de tristesse à cause de ces mesures nouvelles,
mais malgré cela nous gardons notre courage et nous avons confiance.
* * *
Extrait d'une lettre d'une mère à son fils de 17 ans.
14 avril 1916.
Je déplorais ton absence et maintenant je bénis le ciel que
tu sois parti. Nos occupants se livrent actuellement à une terrible chasse à
l'homme. J'ai vu des garçons de ton âge, emmenés en troupeaux avec des hommes
faits, pour une destination inconnue. C'est navrant. Ce n'est que le
commencement, dit-on, et tous les messieurs font leurs préparatifs.
* * *
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