"MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
LES ALLEMANDS À LILLE ET DANS LE NORD DE LA FRANCE : NOTE ADRESSÉE PAR LE GOUVERNEMENT DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AUX GOUVERNEMENTS DES PUISSANCES NEUTRES SUR LA CONDUITE DES AUTORITÉS
ALLEMANDES A L'ÉGARD DES POPULATIONS DES DÉPARTEMENTS FRANÇAIS OCCUPÉS PAR
L'ENNEMI", PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN,
79, 1916
PROCLAMATION DU COMMANDANT MILITAIRE ALLEMAND DE LILLE
L'attitude de l'Angleterre rend de plus en plus difficile le
ravitaillement de la population. Pour atténuer la misère, l'autorité allemande
a demandé récemment des volontaires pour aller travailler à la campagne. Cette
offre n'a pas eu le succès attendu. En conséquence, les habitants seront
évacués par ordre et transportés à la campagne. Les évacués seront envoyés à
l'intérieur du territoire occupé de la France, loin derrière le front, où ils
seront occupés dans l'agriculture et nullement à des travaux militaires .Par cette
mesure l'occasion leur sera donnée de mieux pourvoir à leur subsistance. En cas
de nécessité, le ravitaillement pourra se faire par les dépôts allemands.
Chaque évacué pourra emporter avec lui 30 kilogrammes de bagages (ustensiles de
ménage, vêtements, etc.) qu'on fera bien de préparer dès maintenant.
J'ordonne donc : Personne ne pourra, jusqu'à nouvel ordre,
changer de domicile. Personne non plus s'absenter de son domicile légal
déclaré, de 9 heures du soir à 6 heures du matin (heure allemande) pour tant
qu'il ne soit pas en possession d'un permis en règle. Comme il s'agit d'une
mesure irrévocable, il est de l'intérêt de la population même de rester calme
et obéissante.
- Lille, avril 1916.
LE COMMANDANT.
* * * * *
AVIS.
(Texte français).
Tous les habitants de la maison, à l'exception des enfants
au-dessous de 14 ans et de leurs mères, ainsi qu'à l'exception des vieillards,
doivent se préparer pour être transportés dans une heure et demie.
Ce document et le suivant, dont le Gouvernement français
a eu connaissance par de nombreuses informations concordantes, a été affiché à
Lille pendant la Semaine sainte.
Un officier décidera définitivement quelles personnes seront
conduites dans les camps de réunion. Dans ce but tous les habitants de la
maison doivent se réunir devant leur habitation : en cas de mauvais temps il
est permis de rester dans le couloir. La porte de la maison devra rester
ouverte.
Toute réclamation sera inutile. Aucun habitant de la maison,
même ceux qui ne seront pas transportés, ne pourra quitter la maison avant 8
heures du matin (heure allemande).
Chaque personne aura droit à 30 kilogrammes de bagages; s'il
y aura un excédent de poids, tous les bagages de cette personne seront refusés
sans égards. Les colis devront être faits séparément pour chaque personne et
munis d'une adresse lisiblement écrite et solidement fixée. L'adresse devra
porter le nom, le prénom et le numéro de la carte d'identité.
Il est tout à fait nécessaire de se munir dans son propre
intérêt d'ustensiles pour boire et manger, ainsi que d'une couverture de laine,
de bonnes chaussures et de linge. Chaque personne devra porter sur elle sa
carte d'identité. Quiconque essaiera de se soustraire au transport sera
impitoyablement puni.
ETAPPEN-KOMMANDANTUR.
* * * * *
TÉLÉGRAMME.
L'Ambassadeur, Secrétaire général du Ministère des Affaires
étrangères, à M. Beau, Ambassadeur de France, à Berne.
Paris, le 27 juin 1916.
Les populations du Nord de la France sont soumises par les
autorités allemandes à un régime contraire à toutes les-règles que le droit
international et notamment le Règlement annexe à la Convention de La Haye de
1907 ont établies pour le régime des territoires occupés et provisoirement
administrés par l'ennemi. Des personnes de tout sexe sont enlevées, séparées de
leurs familles, emmenées au loin et forcées arbitrairement à des travaux
divers.
Vingt-cinq mille Français environ, jeunes filles de 16 à 20
ans, jeunes femmes et hommes jusqu'à 58 ans, sans distinction, ont été ainsi
enlevés à leurs foyers à Roubaix, Tourcoing et Lille. Un avis de la
Kommandantur de Lille a été affiché le 12 mai dernier, donnant un délai d'une
heure et demie- aux personnes devant être transportées pour se préparer au
départ et menaçant les récalcitrants de punitions sévères. L'évêque, le maire
de Lille ont protesté contre ces abus de la force.
Veuillez prier Monsieur le Ministre d'Espagne à Berne de
vouloir bien saisir de ces faits Son Excellence Monsieur l'Ambassadeur
d'Espagne à Berlin et le prier d'intervenir le plus énergiquement possible pour
faire cesser cet état de choses et faire renvoyer dans leurs foyers les
personnes qui ont été ainsi victimes de ces actes arbitraires.
Le Département vous enverra aussitôt que possible copie des
documents qu'il réunit sur ces faits et sur le sort de nos populations des pays
occupés.
Signé : Jules CAMBON.
* * * * *
TÉLÉGRAMME.
L'Ambassadeur, Secrétaire général du Ministère des Affaires
étrangères, à l'Ambassadeur de France, à Berne.
Paris, le 27 juin 1916.
Suite à mon télégramme précédent. Nous sommes informés que
les jeunes filles appartenant à des familles occupant un certain rang social
ont été rendues à leurs parents, mais l'ensemble des personnes enlevées à leurs
foyers n'ont pas été remises en liberté.
Signé : Jules CAMBON.
* * * * *
TÉLÉGRAMME.
L'Ambassadeur, Secrétaire général du Ministère des Affaires
étrangères, à Messieurs les Agents diplomatiques de France.
1er juillet 1916.
Le Gouvernement français a appris que vingt-cinq mille
Français hommes, femmes, jeunes filles et enfants, sans distinction de
condition sociale, ont été enlevés de Lille, Roubaix et Tourcoing et des
villages environnants, et conduits, soit dans les départements français
envahis, soit même, croit-on, en Allemagne pour être contraints à des travaux agricoles.
Un avis de la Kommandantur de Lille a été affiché le 12 mai dernier, donnant un
délai d'une heure et demie aux personnes désignées pour ce transfert pour se
préparer au départ et menaçant les récalcitrants de peines sévères. L'évêque et
le maire de Lille ont protesté contre ces abus de la force qui sont à la fois
contraires aux règles du droit international, aux conventions relatives à la
guerre sur terre, à l'humanité et à la morale. Le Gouvernement de la République
réunit en ce moment les documents établissant ces faits, comme ceux qui sont
parvenus à sa connaissance en ce qui concerne la façon dont sont, en général,
traitées les populations des territoires français envahis par les autorités
occupantes. Sans attendre que ces documents soient transmis, je vous prie de
porter la nouvelle violation du droit des gens qui vient d'être commise par les
autorités allemandes à la connaissance du Gouvernement auprès duquel vous êtes
accrédité.
Nous avons demandé au Gouvernement espagnol, chargé de la
défense des intérêts français en Allemagne, d'intervenir le plus énergiquement
possible auprès du Gouvernement impérial pour faire cesser cet état de choses
et faire renvoyer dans leurs foyers les personnes qui ont été victimes de ces
actes arbitraires. Le Gouvernement français tient à' ce que, dès à présent, sa
protestation la plus vive parvienne aux Gouvernements des pays civilisés.
Signé : Jules CAMBON.
* * * * *
TÉLÉGRAMME.
L'ambassadeur, Secrétaire général du Ministère des Affaires
étrangères, à M. l'Ambassadeur de France à Madrid.
Paris, 5 juillet 1916. Suite à mon télégramme du 27 juin. Le
Conseil des ministres a décidé qu'une démarche spéciale auprès de S. M. le Roi
d'Espagne doit être faite au sujet de l'enlèvement de leurs foyers de 25 000
Français et Françaises des villes du département du Nord qui ont été obligés à
des travaux agricoles dans les autres départements envahis.
Le Président du Conseil vous prie d'effectuer cette démarche
d'urgence en signalant l'odieux des mesures prises. Le maire de Lille, M.
Delesalle, dans une protestation adressée à l'autorité allemande au moment où
la nouvelle de cet abus de la force s'est répandue à Lille, a écrit : "Détruire
et briser les familles, arracher par milliers de leurs foyers des citoyens
paisibles, les forcer à abandonner leurs biens sans protection, serait un acte
de nature à soulever la réprobation générale." Et Mgr l'Évêque de Lille,
intervenant « au nom de la mission religieuse qui lui a été confiée, pour
défendre le droit international que le droit de la guerre ne peut jamais
enfreindre et la moralité éternelle que rien ne peut suspendre », a protesté en
ces termes : cc Disloquer la famille en arrachant des adolescents, des jeunes
filles à leurs foyers, ce n'est plus la guerre, c'est pour nous la torture et
la pire des tortures, la torture morale indéfinie. » Ces accents n'ont pu avoir
raison de la brutalité des autorités occupantes.
Ils doivent être écoutés.
Nulle voix n'est plus capable de les faire entendre que
celle du Souverain du Pays chargé de la défense des intérêts de nos
compatriotes en Allemagne.
Signé : Jules CAMBON.
* * * * *
TÉLÉGRAMME.
L'Ambassadeur de France à Madrid, à Monsieur le Président du
Conseil, Ministre des Affaires-étrangères.
Madrid, le 2 juillet 1916.
J'ai l'honneur d'accuser réception à Votre Excellence de son
télégramme en date du 28 juin dernier.
Je n'ai pas manqué, conformément à ses instructions, de
signaler à Son Excellence M. Gimeno les mauvais traitements dont sont victimes
les habitants des territoires envahis, en le priant d'inviter Son Excellence M.
Polo de Bernabé à protester énergiquement contre les procédés des autorités
allemandes.
Signé : GEOFFRAY.
* * * * *
RÉPONSE DU GOUVERNEMENT ALLEMAND.
TÉLÉGRAMME.
L'Ambassadeur de France à Berne, à Monsieur le Président -
du Conseil, Ministre des Affaires étrangères.
Berne, le 5 juillet 1916.
S. Exc. l'Ambassadeur d'Espagne à Berlin télégraphie ce qui
suit en réponse à la communication qui lui a été faite d'après les instructions
de votre télégramme du 27 juin. Le Ministre allemand des Affaires étrangères
m'a déclaré verbalement que les personnes, à qui se réfère le télégramme du.29
juin, en nombre qu'il ignore, sont employées aux travaux de « récolte, au
profit des provinces occupées, pour procurer des « vivres à leurs habitants
qui, d'autre façon, mourraient de faim à « la suite de la politique pratiquée
contre l'Allemagne par la France et l'Angleterre. »
- Signé : BEAU.
* * * * *
TÉLÉGRAMME.
L'Ambassadeur, Secrétaire général du Ministère des Affaires
étrangères, à Monsieur l’Ambassadeur de France, à Madrid.
Paris, le 8 juillet 1916.
Je vous communique ci-après le télégramme que je reçois de
notre Ambassadeur à Berne : (Télégramme du 5 juillet, annexe n° 8.) Si
l'autorité occupante a rencontré des difficultés pour trouver la main-d'œuvre
volontaire nécessaire aux travaux agricoles, c'est parce que, lors des
dernières récoltes, le fruit du travail n'a pas profité aux travailleurs. Tout
comme les matières premières et l'outillage industriel, les produits du sol ont
été réquisitionnés et envoyés en Allemagne. Il nous est donc permis de douter
aujourd'hui que les récoltes provenant du travail imposé dans les conditions de
cruauté que vous savez, profitera à nos compatriotes, ravitaillés d'ailleurs
par les commissions hispano-américaines.
Quels que soient les motifs de la mesure prise, elle est,
par l'application qui en est faite, absolument contraire aux droits des gens et
à l'humanité. Les Français, arrachés de leur foyer, et forcés à ces travaux
doivent être remis en liberté dans le plus bref délai.
Je vous prie, en portant les indications qui précèdent à la
connaissance du Gouvernement espagnol, de le prier de faire insister à nouveau
à ce sujet auprès du Gouvernement allemand.
Signé : Jules CAMBON.
* * * * *
PROTESTATION DU MAIRE DE LILLE.
Monsieur le Gouverneur,
Retenu chez moi par la convalescence, j'apprends avec une
indicible émotion une nouvelle que je veux encore me refuser à croire. L'on me
dit que l'autorité allemande aurait l'intention d'évacuer, sur une partie du
territoire occupé, une notable partie de notre population. Après les
déclarations officielles que vous avez affichées sur les murs, que la guerre
n'était pas faite aux civils, que les droits, les biens et la liberté de la
population leur seraient garantis à la seule condition qu'elle se maintienne
dans le calme, je n'aurais jamais pu croire qu'une pareille mesure pût être en
usage. S'il devait en être ainsi, je me permettrais, comme premier magistrat de
notre cité, d'adresser la plus énergique protestation contre ce que je
considérerais comme une violation absolue du droit des gens universellement
reconnu.
Détruire et briser des familles, arracher par milliers de
leurs foyers des citoyens paisibles, les forcer à abandonner leurs biens sans
protection, serait un acte de nature à soulever la réprobation générale.
Nos soldats, comme les vôtres, font vaillamment leur devoir,
mais toutes les conventions internationales s'accordent à laisser la population
civile en dehors de cet effroyable conflit.
Je veux donc espérer, Excellence, que pareille éventualité
ne se produira pas.
Signé: DELESSALLE, Maire de Lille
* * * * *
PROTESTATION DE MONSEIGNEUR CHAROST, EVEQUE DE LILLE:
ADRESSÉE A M. LE GENERAL VON GRABENITZ
Monsieur le Général,
Il est de mon devoir de vous signaler qu'un état d'esprit
frémissant se manifeste dans la population. Les enlèvements nombreux de femmes
et de jeunes filles, des transferts d'hommes et de jeunes gens, d'enfants même,
sont effectués dans la région de Tourcoing et Roubaix, sans procédure ni cause judiciaire.
Les malheureux ont été dirigés sur des localités inconnues. Des mesures aussi
extrêmes et sur une plus grande échelle, sont projetées pour Lille.
Vous ne serez point étonné. Monsieur le Général, que
j'intervienne auprès de vous au nom de la mission religieuse qui m'a été
confiée. Elle m’implique la charge de défendre respectueusement, mais
fortement, le droit international que le droit de la guerre ne peut jamais
enfreindre et la moralité éternelle que rien ne peut suspendre. Elle me fait un
devoir de protéger les faibles et les désarmés qui sont ma famille à moi et
dont les charges et les douleurs sont les miennes.
Vous êtes père, vous savez qu'il n'est pas de droit plus
respectable et plus sain dans l'ordre humain que celui de la famille. Pour tout
chrétien, l'inviolabilité de Dieu qui l'a instituée est en elle. Les officiers
allemands qui logent depuis longtemps dans nos habitations savent combien
l'esprit de famille tient à nos fibres les plus intimes dans la région du Nord
et fait chez nous la douceur de la vie.
Aussi, disloquer la famille en arrachant des adolescents,
des jeunes filles à leur foyer, ce n'est plus la guerre, c'est pour nous la
torture, et la pire des tortures, la torture morale indéfinie. L'infraction au
droit familial se doublerait d'une infraction aux exigences les plus délicates
de la moralité. Celle-ci est exposée à des dangers dont la vue seule révolte
tout homme honnête du fait de la promiscuité qui accompagne fatalement des
enlèvements en masse, mêlant les sexes ou, tout au moins, des personnes de
valeur morale très inégale. Des jeunes filles, d'une vie irréprochable, n'ayant
commis d'autre délit que celui d'aller chercher du pain ou quelques pommes de terre
pour nourrir une nombreuse famille, ayant au surplus purgé la peine légère que
leur avait valu cette contravention, ont été enlevées. Leurs mères, qui avaient
veillé de si près sur elles et qui n'avaient que cette unique joie de les
garder près d'elles dans l'absence du père et des grands fils, partis ou tués à
la guerre, sont seules maintenant. Elles portent ici et là leur désespoir et
leur angoisse. Je dis ce que j'ai vu et entendu. Je sais que vous êtes étranger
à ces rigueurs, vous êtes naturellement porté à l'équité, c'est pourquoi je
prends la confiance de m'adresser à vous ; je vous prie de vouloir bien faire
remettre d'urgence, au haut commandement militaire allemand, cette lettre d'un
Évêque dont il se représentera facilement la tristesse profonde. Nous avons
beaucoup souffert depuis vingt mois, mais aucun coup ne serait comparable à
celui-ci. Il serait de plus aussi immérité que cruel et produirait dans toute
la France une impression ineffaçable. Je ne puis croire qu'il nous sera porté.
J'ai foi en la conscience humaine et je garde l'espoir que les jeunes gens et
les jeunes filles appartenant a d'honnêtes familles et redemandés par elles,
leur seront rendus et que le sentiment de la justice et de l'honneur prévaudra
sur toute considération inférieure.
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