In : Chatelle & Morel - « Dunkerque
libérée – juin 1944-mai 1945 », collection « Villes dans la
Tourmente », SILIC, Lille, 1954
Les premiers Dunkerquois qui parvinrent à rentrer dans leur
ville purent faire d’intéressantes constatations et dresser de tristes bilans.
Je dis « parvinrent » car, au début, l’interdiction d’y pénétrer fut
strictement appliquée. Si le docteur Vautrin réussit à revenir rapidement à
l’hôpital, pour y sauvegarder au prix de grandes difficultés les avoirs
français, ce fut à la suite d’un déjeuner auquel participa le Préfet du Nord,
M. Roger Verlomme, à la popote du 51e RI. Après quelques libations,
et en conjuguant leurs efforts, ils amenèrent un major anglais à parier qu’en
dépit des interdictions existantes, il montrerait Dunkerque à notre docteur. Il
l’y conduisit en effet. Celui-ci n’accepta pas de repartir et il y demeura,
presque seul, durant une semaine. Il vit les Allemands déposer leurs armes
entre les deux lignes. Il vit Frisius, avant qu’il ne quittât Dunkerque dans
une confortable « Talbot ». L’Amiral, avant son départ, confia sa
cantine, son journal d’opérations et différents objets au docteur Vautrin. Il
assista au départ de 8 à 9.000 Allemands, s’en allant en groupes vers la
Belgique, par colonnes séparées, en chantant. Il admira, enfin, dans les
dépendances de l’hôpital, un fiacre peint en blanc avec de grandes croix
rouges. C’était, durant le siège, le curieux « carrosse d’un
médecin » allemand (Le véhicule devait ensuite rester exposé à tous les
vents pendant de longs mois dans les ruines de la maison du docteur Duriau près
de l’Hôtel des Postes) ! Mais il assista aussi à l’enlèvement méthodique,
sans aucune discussion et aucun contrôle par l’autorité militaire britannique
anglaise, du butin de guerre qu’elle estimait devoir lui revenir : les
postes de T.S.F., les autos, l’argent liquide, les machines à écrire et le
matériel sanitaire. Personne ne pouvait s’y opposer puisqu’il ne se trouvait
dans la poche que quelques gardes mobiles français, chargés de surveiller
l’ancien camp des internés civils de Saint-Pol-sur-Mer.
Les Anglais purent se rendre compte à ce moment des
résultats obtenus par ces « Messieurs de la rafle » lors de leurs
fouilles méthodiques. Les Allemands possédaient 370vaches, 750 chevaux, d’énormes stocks de légumes, de conserves de
pois, de sardines à l’huile, du beurre, de la chicorée, du sucre, de la
marmelade, du sel et des pois cassés par quintaux ! Un des énormes
blockhaus de la nouvelle écluse abritait une formidable réserve de denrées que
l’Intendance Militaire put récupérer en partie. Ils avaient été ravitaillés par
mer et par leur aviation, grâce à des « containers », qui étaient
déposés à la brasserie Carton à Malo. Ils avaient récupéré, dans les vapeurs
coulés en rade, non seulement de la farine, mais encore de l’essence. Celle-ci
était entreposée dans les locaux de l’hôpital et à la centrale électrique du
port ! Ils avaient même organisé, çà et là, des petites usines qui
fabriquaient surtout des mines. Ne soyons donc pas étonnés qu’un Allemand ait
déclaré, le 11 mai, à un reporter du Figaro :
« Nous pouvions encore tenir des mois. Rien ne nous manquait comme
munitions ou comme vivres ». Ce qui était parfaitement exact.
Pendant de longues journées, des voitures de l’Intendance
ramenèrent dans Dunkerque ces approvisionnements. Il arrivait parfois qu’une
partie du chargement tombait et s’écrasait sur les terre-pleins du port. La
nuit, lorsque les autos de la Marine regagnaient les P.C. des secteurs du port,
nous apercevions des bandes de milliers de rats énormes qui par hordes
compactes et affamées « nettoyaient » avidement les chaussées sans
même se déranger au passage des autos qui en écrasaient par centaines.
* * *
Le retour à Dunkerque, pour les privilégiés qui y
pénétraient peu à peu, n’allait pas être sans dangers. Les Allemands avaient
truffé de 125.000 mines – chiffre incroyable – 24 communes, réparties sur 4.870
hectares.
Les premiers déminages commencèrent autour de Gravelines dès
novembre 1944, mais là on ne possédait aucun plan des terrains minés et il y
eût aussitôt des morts et des blessés.
Autour de Dunkerque, 300 volontaires Allemands répartis en
trois équipes renforcées par un groupe de travailleurs français, la première
sur le front ouest, la seconde sur le front est et la troisième dans Dunkerque,
se mirent au travail dès le 13 mai. On commença par dégager les routes et les
voies ferrées puis les canaux et les terrains de labour pour sauvegarder les
cultures.
Entre Dunkerque et Bergues, M. Maillard, chef de gare de
Dunkerque, notait que sous les voies l’on avait désamorcé plus de 200 mines
souvent cachées sous les rails.
Le travail commençait à 7 heures du matin. L’équipe arrivait
sur le terrain en ambulance, les hommes enlevaient leurs vestes, se séparaient
de leurs portefeuilles, bijoux, argent, lettres aux familles, pendant ce temps
les brancards étaient préparés à toutes fins utiles. Chaque équipe avait son
médecin.
Le travail durait méthodiquement jusqu’à 4 heures de
l’après-midi. La tension nerveuse épuisait rapidement les hommes dont le moral
restait bon en raison de la promesse de leur libération dès l’achèvement du
déminage.
Il y avait toutes sortes de mines à détecter, avec un
appareil spécial ! Elles étaient en verre, en bois, en acier, faites aussi
parfois avec des grenades françaises, alliées ou allemandes. Les mines
antichars étaient fabriquées avec des obus de toutes les nationalités, car tous
les combattants en posaient. A Malo et à Saint-Pol, de nombreux immeubles
renfermaient des pièges à mines, cachés derrière les portes ou sous des marches
d’escalier. Malheur à celui qui ouvrait la porte ou mettait le pied sur une
marche ! Mais pour Malo, les Allemands remirent la liste des maisons
piégées.
Il y eut des accidents tragiques.
A Socx, un dépôt de mines antitanks sauta au moment où un
démineur en apportait une nouvelle. Le malheureux avait glissé et était tombé
faisant exploser sa mine et on releva six morts.
Au Clipon, autre tragédie : au moment où une mine vient
de sauter accidentellement un démineur allemand met le pied sur une autre mine
qu’il n’avait pas vue et entend le bruit d’amorçage de l’engin. Il s’immobilise
aussitôt car il sait que dès qu’il soulèvera son pied la mine éclatera. Sans
perdre son sang-froid, il crie à tous les camarades :
« Couchez-vous ! » Allongés sur le sol, ils l’entendent encore
parler à voix basse. Est-ce un adieu à sa famille ? Une ultime
prière ? On ne le saura jamais. Quelques secondes encore et l’homme
sautait avec l’engin. On retrouve son cadavre déchiqueté.
En juin, un brave homme poussant une brouette rue du
Maréchal-Foch à Malo sauta sur une mine près de laquelle on passait impunément
depuis plus d’un mois.
En juillet, cinq Allemands dont un officier sautèrent sur
des mines à Bray-Dunes et à Gravelines.
Longtemps après l’achèvement du déminage, qui théoriquement
prit fin en septembre, on retrouva encore çà et là des engins ayant échappé aux
recherches.
Le bilan des victimes s’élevait à une soixantaine de morts
tant allemands que civils français, et à une cinquantaine de blessés.
La population courut d’autres dangers. De nombreux stocks de
munitions demeuraient çà et là dans la ville. Le 14 juillet 1945, le dépôt de
la caserne Jean Bart fit explosion, secouant la ville entière, tuant trois
soldats français et un prisonnier allemand. D’autres blessés furent dans un
état critique. Un immense panache de fumée s’éleva dans le ciel tandis que sur
la ville retombaient de nombreux projectiles non amorcés fort heureusement.
Ceux qui retombaient dans le port soulevaient d’énormes gerbes d’eau. De
nouvelles maisons s’écroulèrent augmentant encore une fois les ruines de la
ville. Le 27 juillet, enfin, deux Français étaient tués rue du Fort-Louis par
des écroulements de murailles.
Si toute promenade en ville présentait des dangers, il faut
avouer que le coup d’œil y était exceptionnel ! D’innombrables maisons
étaient écroulées. Sur 3.479 immeubles que comportaient la ville en 1939, dix
seulement n’avaient pas trop souffert. Les décombres des autres couvraient le
sol. Toutes les caves communiquaient entre elles. On pouvait, de la sorte, se
promener dans les sous-sols, ce qui avait permis de déplacer des troupes sans
emprunter les chaussées. Les meubles, sortis des greniers par les Allemands,
demeuraient au milieu des rues. D’autres objets avaient été transportés dans
deux dépôts. Selon une expression du miment, la récupération des rares
mobiliers subsistants représentait un véritable « puzzle » ! Les
bâtiments publics, mairie, bureau de bienfaisance, écoles, étaient détruits. Le
grand bâtiment de la bibliothèque municipale, zébré de camouflages, subsistait
pourtant. La belle vieille église de Saint-Eloi offrait un spectacle lamentable,
avec ses traces d’incendie et ses voûtes effondrées. Ses cinq nefs, aux
colonnes à palmes, représentent pourtant, aux dires de l’éminent critique d’art
qu’est Monseigneur Lotthé (Il faut redire quelle précieuse contribution à
l’étude des monuments religieux du Nord de la France ont représenté les
magistrales études de Mgr Lotthé sur « Les églises de la Flandre française
au Nord et au Sud de la Lys ».), l’un des édifices religieux les plus
intéressants du Nord de la Lys. Comme elle a été classée Monument historique,
c’est à cette administration qu’il incombe de la remettre en état. Seul le
beffroi dressait au-dessus de la cité l’orgueil de son style flamboyant et ses
puissantes murailles éraflées par les éclats d’une vingtaine d’obus de toutes
les nationalités. Dans les usines les machines avaient été détruites ou
enlevées.
* * *
Le port était dans un état indescriptible.
Pour l’édification du lecteur nous reproduisons la carte des
épaves qui encombraient le port le 4 juin 1940. Sur ces quelques 170 à 180
navires coulés, les Allemands en avaient renfloué un certain nombre pendant
l’occupation. Il en restait toutefois une grande partie. Et surtout les
destructions relativement sommaires exécutées par les équipes de démolitions
françaises ou britanniques au mois de juin 1940 avaient été largement
complétées et perfectionnées par les services de l’Amiral Frisius dès le mois
de septembre 1944. Plus de portes d’écluses, plus de bassins de radoub. En
maints endroits les quais dynamités avaient pratiquement disparu. On accédait
aux plans d’eau des Freycinet par de véritables plages. A part les quatre
sous-marins de poche, dont nous reparlerons, rien de flottant n’avait été
retrouvé qui valut la peine qu’on en parlât.
L’ingénieur Bruyant qui parvint, l’un des premiers à y
pénétrer, malgré les interdictions britanniques, prit quelques notes dès le 14
juin. A ce moment, pour des raisons indéterminées et invraisemblables, les
Anglais s’opposaient encore à l’évacuation des eaux des inondations. Il indiqua
que les murs des quais et ceux des formes de radoub avaient sauté, de même que
les bajoyers des écluses. Les grues et les aspirateurs étaient basculés dans
les bassins. Les hangars et les entrepôts avaient été méthodiquement démolis.
Mais surtout ces bassins et l’avant-port étaient parsemés de mines à antennes, magnétiques et acoustiques.
Les Allemands avaient bien remis une carte de leurs
obstructions. Celles-ci étaient fort nombreuses et leur enlèvement dépassait
les possibilités locales. Il y avait des mines à mise à feu électrique que les
démineurs pouvaient faire sauter. Il y avait, sur les jetées, des mines
antitanks qu’ils pouvaient enlever, sur les plages, des katy-mines qu’ils
pouvaient retirer si l’on leur procurait un scaphandre. Mais il restait les
mines magnétiques encombrant le chenal. Seuls les dragueurs anglais pouvaient
en avoir raison.
Si l’emplacement de certaines d’entre elles avait été
précisé par les Allemands, d’autres s’étaient déplacées, et d’autres envasées.
On réclamait pour les enlever un dragueur magnétique. Les Anglais refusèrent de
prêter l’un des leurs en mai 1945. Ils fournirent néanmoins des équipes de
spécialistes. Après divers échecs, il fallut en venir à exécuter des opérations
de contre-minage. L’on ne parvint, en fin de compte, à détruire qu’un certain
nombre de ces dangereux engins. Ces opérations délicates n’étaient pas encore
terminées à la fin de l’année 1945.
* * *
C’est peu après le débarquement que l’Amiral Frisius avait
fait venir d’Ostende une équipe de marins mouilleurs de mines tant ordinaires
que magnétiques. Pendant qu’ils effectuaient ce travail sous les ordres de
l’Oberleutnant zur See Klark, ils virent les dragueurs allemands quitter
Dunkerque « … emportant, a-t-il dit, vers la Patrie, nos derniers vœux à
nos familles. Le cœur de chacun de nous était lourd lorsque nous vîmes
appareiller nos camarades. Les bâtiments devinrent de plus en plus petits pour
disparaître enfin à l’horizon. Désormais nous étions seuls assiégés. Quand
reverrions-nous la Patrie ? … »
Après la reddition les marins allemands avec leur vedette
spéciale et toujours sous les ordres de Klark refirent le travail mais en sens
inverse. Pour libérer le port il fallait retrouver les mines, surtout les mines
magnétiques, et les détruire. Les Anglais y ayant renoncé, les Allemands
poursuivirent la besogne, mais quelques-unes seulement purent être réparées et
détruites, les autres profondément envasées ne furent pas retrouvées et
restèrent longtemps un grand souci d’inquiétudes pour les services maritimes et
la Chambre de Commerce.
Par une belle nuit, notre Klark et ses marins jugeant leur
besogne terminée gagnèrent le large avec leur vedette et firent route vers
« le pays ». A l’aube, le commandant Aclocque entra dans une belle
fureur lorsqu’il apprit l’évasion. Toute la côte fut alertée jusqu’au-delà de
la Hollande et finalement les évadés furent retrouvés. Nos marins allèrent les
rechercher en camion et sous bonne garde ils se retrouvèrent peu après derrière
les barbelés du port de Dunkerque.
* * *
Au port, les équipes de déblaiement composées de prisonniers
allemands, du personnel des Ponts et Chaussées et des entrepreneurs civils se
mirent aussitôt au travail.
Quelques camions qui y circulaient arborèrent à l’avant,
près du conducteur, un balai de bruyère, agréable évocation historique du geste
du célèbre amiral hollandais Tromp qui, en 1652, avait forcé l’amiral Blacke à
se réfugier dans la Tamise, à la suite de quoi les navires des escadres de
Tromp arborèrent un balai de bruyère en haut de leurs grands mâts pour montrer
qu’ils avaient balayé la mer du Nord des navires anglais.
Pendant de longs jours nos équipes de marins et de
prisonniers s’efforcèrent de récupérer tous les objets mobiliers épars dans les
installations militaires allemandes. C’est par grandes quantités que l’on
ramassa les matelas, couvertures, oreillers, cuisinières, chaises, fauteuils,
tables, lits, sommiers, draps. Un premier dépôt fut créé à la Maison du Marin
au Port, puis au Stand de tir de Rosendaël où la municipalité en prenait aussitôt
possession en accord avec la sous-préfecture pour les distribuer aux habitants
qui en avaient le besoin.
Le matériel militaire et les munitions furent rassemblés à
la Centrale électrique.
Pour limiter les tentatives de pillages, des patrouilles de
jour et de nuit circulaient au port avec ordre de « ramasser » et
ramener au poste de garde de la Marine toutes les personnes civiles
rencontrées.
Le 28 août 1945, M. Bruyant, ingénieur, fut interrogé par le
Ministère sur le point de savoir ce que coûteraient les travaux de réfection,
et combien de temps ils exigeraient. Il estima les réparations à effectuer à un
milliard deux cent soixante-huit millions et leur durée de deux à six ans. Dans
une époque où les usines françaises étaient anéanties, et où les matières
premières manquaient, il fallait obtenir pour y parvenir plus de 45.000 tonnes
d’acier, 120.000 tonnes de ciment, 12.000 mètres cubes de bois et 60.000 tonnes
de charbon ! Or, dans toute la poche de Dunkerque, il ne restait que cinq
sacs de ciment.
Pour utiliser le port, il fallait aussi lui rendre son
caractère normal de bassin à flot. Pour l’instant ce n’était plus qu’un bassin
de marée où le sable et la vase s’accumulaient en toute liberté. La Direction
des Ponts et Chaussées envisageait dans un premier temps de fermer les écluses
Guillain et Trystram par des batardeaux. Deux portes sur les trois de la
Nouvelle-Ecluse paraissaient utilisables dans un délai raisonnable.
La reprise du trafic se ferait donc par cette écluse.
Aux Chantiers de France, les deux grands pétroliers en cours
de construction en 1940 avaient été sabotés sur leurs cales par les Allemands.
Ils paraissaient récupérables, et l’ont été en effet, puisqu’après cette
enfance difficile, ils ont pris leur place dans notre flotte pétrolière quelques
années après la Libération.
Des installations qui avaient jadis appartenu à la Marine
militaire ; caserne Ronarc’h, Hôtel de la Marine…, il ne restait à peu
près rien. Seuls les bastions et les forts demeuraient, avec un certain nombre
de destructions.
La première tâche qui incombait à la Marine était donc de
contribuer par tous ses moyens à la garde et à la remise en ordre du port.
* * *
Le commandant Aclocque divisa le port en quatre
secteurs : le premier était celui de ma caserne Matelot-Buret, du nom d’un
matelot du corps franc tué le 10 décembre précédent. Cette caserne fut
installée dans les bâtiments qui se trouvent entre le bassin de commerce et le
port d’échouage.
Le deuxième secteur était celui de la Nouvelle-Ecluse.
Le troisième secteur était celui de la centrale électrique,
à l’ancienne base sous-marine (la base sous-marine édifiée sur la rive sud du
bassin d’évolution n’avait abrité pratiquement que des vedettes. Une explosion
l’avait d’ailleurs mise hors service mais dans les décombres l’on put longtemps
apercevoir, à demi submergés les débris d’un magnifique piano à queue).
Enfin le quatrième était installé à l’entrepôt frigorifique
‘Môle n°3).
Dans chaque secteur un officier était responsable de la
sécurité et de l’inventaire du matériel de toute provenance et de la
surveillance du personnel employé au déminage, au déblaiement, aux
installations téléphoniques de fortune.
Le premier soin des fusiliers marins fut de hisser le
pavillon sur les P.C. des quatre secteurs ainsi que sur les quatre petits
sous-marins 074,090, 107 et 365. Dès le soir de leur arrivée, toutes les issues
du port étaient gardées militairement.
Au large, le déblaiement des innombrables champs de mines
mouillés au cours des hostilités allait bon train. Il fut exécuté avec beaucoup
de compétences et de soin par les flottilles de dragage britanniques.
A l’automne, à mesure que l’activité civile devenait plus
importante, et que les déblayages terminés, les Allemands quittaient Dunkerque,
les services de la Marine se réduisirent progressivement. Les quatre P.C.
installés au mois de mai disparurent les uns après les autres et la Marine
s’installa dans l’immeuble de la S.A.G.A.
* * *
Le spectacle de la campagne environnante était
extraordinairement affligeant. Autour de la ville les eaux stagnaient depuis
des mois. Elles avaient transformé 16.400 hectares d’excellentes terres en une
sorte de marais pestilentiel. Six mille huit cents autres hectares, s’ils
n’étaient pas submergés, étaient tellement imprégnés d’eau salée que toute
culture y était impossible. Seules émergeaient de cet immense lac des pignons
de fermes et les routes surélevées conduisant à Dunkerque. Pour en interdire
l’accès aux chars alliés les Allemands y avaient, çà et là, pratiqué de larges
coupures remplies d’eau croupissante.
L’ensemble de la région présentait donc un spectacle de
désolation tel que les plus optimistes pouvaient se demander comment faire face
à tant de tâches urgentes, par lesquelles commencer, et s’il n’eût pas été
préférable de s’expatrier définitivement.
Cédant à des réflexes héréditaires, plutôt qu’à la raison,
les Dunkerquois n’en rentraient pas moins chez eux. Ces flamands, dont les noms
eux-mêmes rappellent l’origine, s’obstinaient à revenir sur leur terre natale.
La plupart d’entre eux, ouvrier ou artisans, n’ay avaient pourtant pas de
propriétés. Ils n’avaient pas d’intérêt à demeurer dans un climat dur, au lieu
de travailler en Champagne, en Bourgogne ou dans le Midi. Ils ne se plaisaient
pas néanmoins dans leurs lieux de repli. A la nouvelle de la prise de
Dunkerque, des centaines de réfugiés s’étaient spontanément rassemblés en
Côte-d’Or pour chanter l’hymne à Jean Bart, mais aussi pour formuler de
véhémentes doléances et exprimer à grands cris leur volonté d’être rapidement
rapatriés.
Dès le début de juin, 125 personnes étaient employées, à
Coudekerque-Branche, dans les magasins des « Coopérateurs ». Le 9 du
même mois, les premiers trains qui atteignirent Dunkerque y amenèrent chaque
matin 800 hommes. Pour qu’ils y parviennent il avait fallu déminer les voies
ferrées et établir des ponts provisoires. Nos voyageurs travaillaient dans la
journée et repartaient le soir. Le 6 juillet, la Voix du Nord estimait que la ville comportait 7.000 habitants, dont
700 seulement demeuraient la nuit. Le 27 juillet, 37.000 personnes étaient déjà
réinstallées dans l’agglomération. On en compterait plus de 63.000 le 29 août
suivant.
Il fallut alors juger de multiples compétitions à propos des
meubles que les uns et les autres prétendaient avoir retrouvés ! Les
« récupérations » en effet étaient rapides et le tribunal condamna
plus d’un pillard. Au port des ordres de la Marine menacèrent toute tentative
de vol d’une répression sévère. Tout ce monde se logeait comme il le pouvait,
soit dans la banlieue qui avait moins souffert que la ville elle-même, soit
dans des ruines, des caves ou des blockhaus (dix ans après la Libération, plus
d’un Dunkerquois est encore hébergé de cette façon). Il n’y avait pas d’eau
potable. Le 23 juin 1945, on n’envisageait pas d’en fourbir avant trois mois.
On n’y parvint, en fait, que le 24 novembre. Il n’y aura pas d’électricité non
plus. Durant l’hiver suivant, enfin, une grave pénurie de charbon justifia les
doléances d’une population logée sans vitres et sans portes.
Les administrations rentraient, elles aussi. Le 22 mai, M.
Rogier et les services municipaux de Coudekerque-Branche réintégraient leur
commune. Dès le 2 juin, M. Schipman, maire de Malo était à son poste. Vers la
même époque, la sous-préfecture et toutes les mairies de la poche se
réinstallèrent. Elles purent dresser le triste bilan des pertes en vies
humaines qu’avaient coûté les combats de la Libération. Dans la seule commune
de Coudekerque-Branche, par exemple, l’on dénombra 46 morts.
Le 23 septembre et 5 octobre suivants, des élections
permirent de choisir de nouvelles municipalités, M. Robelet demeura maire de
Dunkerque avec, comme adjoints, MM. Hocquet, Duriez, Dolain et Hauw. M. Pladys
fut élu à Saint-Pol, M. Molet à Coudekerque-Branche et M. Debyser à
Petite-Synthe. M. Schipman, de son côté, fut réélu premier magistrat de Malo.
Les services publics suivaient le mouvement. A son retour à Dunkerque, en fin
mai, le courageux receveur des Postes
avait trouvé son hôtel en singulier état. Il ne possédait plus de toiture, des
murs intérieurs avaient été abattus. Son bureau personnel avait été transformé
en écurie. Cependant le 4 juin le courrier y parvenait. Un avis officiel du 7
en informait le public. Le 18 juin, le télégraphe officiel fonctionnait.
La liste des indicatifs téléphoniques de la zone
territoriale de Dunkerque où, naturellement, en mai 1945 ne figure aucun civil
est extrêmement curieuse et mérite d’être conservée. Il y a huit secteurs. Le
Central à Wormhoudt a comme indicatif : Napoléon. Vous disiez négligemment
au téléphoniste : « Voulez-vous me passer Napoléon ? » Pour
le bureau du Colonel Lehagre, autre secteur, vous demandiez : Foch. Joffre
répondait pour la gendarmerie de Bourbourg. Le poste de Pont-à-Roseaux-Loon-Plage
avait choisi Gouraud. Le Central de Rexpoëde-Warhem était caché derrière une
appellation civile : Poincaré. Celui de Millebrugghe-Pont-à-Moutons avait
préféré un grand soldat : le Maréchal Ney. Quant au secteur
d’Hondschoote-Pont-aux-Cerfs où campaient les gendarmes motorisés, eh
bien ! pour leur parler au téléphone, il fallait demander Cambronne et
Cambronne répondait.
Tant d’aimables fantaisies disparurent peu à peu et les premières
lignes téléphoniques civiles vers le 15 juin furent naturellement celles de la
mairie et de la sous-préfecture de Dunkerque, puis des Chantiers de France et
de l’Entraide française. Quelques semaines après, le réseau comprenait une
trentaine d’abonnés.
Les douaniers effaçaient, pendant ce temps, les traces du
« Soldatenheim » du vieil hôtel du XVIIIe siècle, où était installée
leur direction. Le résultat de ces efforts serait remis en question, en
juillet, par l’explosion de la caserne Jean Bart toute proche. Le 25 mai,
l’hôpital avait, de son côté, rouvert ses portes. L’hospice, par contre, ne
pouvait accueillir ses vieillards que le 3 octobre 1946. En fin juillet, on
rêva de pouvoir réinstaller le tribunal au mois d’octobre suivant. L’ancien
président, M. Gautier, qui dirigeait en même temps la cour de justice de Douai,
accepta de prendre à ce moment des audiences deux jours par semaine dans les
sous-sols du palais de justice encore utilisables.
Des enfants ayant rejoint l’agglomération, il était urgent
d’y ouvrir à nouveau les écoles. Dès juillet, l’on envisageait la reprise des
cours du Collège Technique. En septembre, l’Institution Notre-Dame des Dunes
rejoignit Rosendaël dans l’immeuble des Petites Sœurs des Pauvres. En octobre,
375 élèves suivirent les cours du collège Jean Bart. Un an plus tard, le 16
octobre 1946, 685 garçons et filles fréquentèrent la nouvelle cité scolaire
« Lamartine-Jean Bart ».
Il fallait loger tout ce monde un peu mieux qu’il ne l’était
jusqu’alors, si l’on en croit la statistique des immeubles réparables de
l’agglomération dressée le 2 juin 1945. Le 7 juillet, une commission de
coordination de la Reconstruction avait été créée dans ce but.
Les services du ministère de la Reconstruction et de
l’Urbanisme installèrent à la hâte des baraquements, square Guynemer, où ils
sont encore. Ils y fournirent tout d’abord un important effort de «
Constructions provisoires ». Sous leur égide, une ville de bois fut
plantée sur les glacis et les places de Dunkerque, pour laisser libres les
endroits où devaient être rebâtis de nouveaux immeubles. Les baraquements disponibles
étant insuffisants l’on y ajouta 1.315 chalets américains, baptisés « U K
100 ». Ils abritèrent 7.500 sinistrés et coutèrent un demi-milliard. Les
cités provisoires furent dotées d’écoles, dont quatre pour le seul quartier des
Glacis. Et d’églises comme celles de la
Tente-Verte, de petite-Synthe et de Rosendaël. Son Eminence le cardinal Liénart
vint, en particulier, le 2 février 1946, bénir celle des Glacis. Des cités
commerciales étaient également édifiées. Celle de la Place Jean Bart put être
utilisée le 20 avril 1946, celle du Palais de Justice le fut le 30 novembre
suivant. Le 23 juin, l’Académie de Musique était réouverte, dans un spacieux
baraquement de la Place du Théâtre. Le 14 juillet, ce fut au tour de la gare
provisoire. La cité des Cheminots de Cappelle-la-Grande ne put, par contre,
être utilisée que la 13 novembre suivant. Des baraquements abritèrent également
l’Inscription Maritime et les services de police qui avaient dû, au début de la
rentrée à Dunkerque, réquisitionner pour parvenir à se loger un immeuble de la
place du Palais de Justice.
L’implantation de cet ensemble provisoire, destiné à
héberger les habitants de la ville la plus sinistrée de France, a demandé un
effort important de solidarité dont Dunkerque doit rester reconnaissant à la Nation.
Il a permis d’attendre tant bien que mal la reconstruction définitive.