jeudi 12 février 2015

une visite de Dunkerque en 1850



extrait de 

"Une année à Dunkerque : guide pour tout le monde" par L.-Victor Letellier- Éditeur : I. Leys (Dunkerque), 1850

* * *


LETTRE VIII.

Division de la ville. — Quartiers. — Places. — Rues.

Je vous ai donné déjà un premier aperçu de Dunkerque; je veux maintenant vous la faire parcourir avec quelque détail, vous conduire au moins dans ses rues, dans ses places les plus notables. Vous vous rappelez cette première division en deux villes, la ville proprement dite et la basse-ville ; on dirait mieux la ville ancienne et la nouvelle ville, car cette dernière est loin d'être achevée; bien des constructions sont encore à y faire que la révolution de 1848 a empêchées ou ajournées. Un canal de jonction entre deux canaux, dits de Mardick et de Furnes, sépare ces deux villes, qui, de fait, n'en forment qu'une seule, y compris à l'ouest une partie appelée île Jeanty, bien que cette partie soit entourée de terre au lieu d'eau. C'est entre cette place, la ville et l'arrière-port qu'est située la station du chemin de fer, station des moins luxueuses ou plutôt des plus mesquines parmi les stations. Une division administrative partage encore Dunkerque en deux quartiers à savoir: un canton d'Est et un canton d'Ouest.

Supposant donc que vous arrivez ici par le chemin de fer, et je ne vois déjà plus aucun autre moyen d'y arriver, faisons une première reconnaissance de notre ville ; nous avons le choix de trois omnibus pour nous transporter, mais nous ne verrions rien et je ne connais que les promenades à pied. Cette partie que nous laissons dernière nous, plus haut que l'embarcadère, est l'île Jeanty que je viens de vous nommer. Ce long mur à notre gauche, fait clôture à l'arrière-port qu'il nous cache, et ce pont tournant que nous foulons nous permet de traverser le canal de Bergues qui, par l'écluse que voici, vient communiquer à ce port. Nous sommes maintenant et réellement en ville. Ici à droite nous irions en basse-ville. Rien de remarquable de ce côté que d'assez grands bâtiments pour la direction de la douane, des entrepôts et de belles rues bien larges, bien alignées, mais qui attendent encore de nombreuses constructions. Cette place oblongue que nous traversons est le Marché-aux-Fourrages qui, par parenthèse, se vendent ailleurs. Le grand et solide mur que voici à notre gauche enferme un assez beau jardin dit Parc de la Marine que nous irons voir. Cette place est la Place d'Orléans ou de Louis XVIII ou de la République à votre choix; je ne vous nomme pas cet arbre entouré d'une belle grille en fer, dérobée à un buste de Jean Bart aujourd'hui remisé; vous le reconnaissez à sa triste et chétive figure, -c'est l'arbre dit de la Liberté, ce peuplier obligé que de mauvais plaisants baptisent peuplelté.

Il est là comme tout honteux de son rôle et de sa figure, n'obstruant ni les piétons qui n'ont rien à faire de ce côté, ni les équipages qui sont nuls, ce pourquoi je m'étonne que nos édiles ne l'aient pas décrété de corps comme gênant la circulation. Ah! si le Carlier venait ici! Prenons cette rue en face de nous, à gauche, c'est la rue des Capucins ou d'Orléans ou Arago, ou encore des hôtels parce que là se trouvent les seuls hôtels que Dunkerque possède. Cette rue a très-peu la figure flamande ; les trottoirs y sont larges, les caves moins nombreuses ou moins gênantes qu'ailleurs, et les maisons plus élevées d'un étage; on y trouve aussi agglomérées diverses boutiques d'objets utiles d'un aspect plus parisien. —Voici maintenant la Grand'Place, naguère Royale aujourd'hui Jean-Bart de par la statue du célèbre marin, cette masse qui en tient le milieu; je ne vous arrête pas ici, nous y reviendrons. Cette place vaut la peine d'être étudiée.

De cette place que l'on peut dire centrale, vous pouvez aller partout et dans toutes les directions, car toutes les rues premières partent de ce point ou y aboutissent.

Cette rue à droite, rue Grosse Carotte ou Nationale (n'allez pas croire à un jeu de mots), nous conduirait à la Basse-Ville et à la limite sud ; cette autre à gauche qui en est comme la continuation au-delà de la place, est la Grande Rue ou rue de l'Eglise, dont vous apercevez un clocher et la tour ; de ce côté vous arrivez au port. Ici tout près de nous, cette rue qui remonte un peu parallèlement à celle que nous quittons, est la rue du Parc ou de la Marine; la grille que vous apercevez à l'extrémité donne entrée dans un jardin public dit Parc de la Marine, que nous viendrons visiter. En face de nous deux rues conduisent à la limite Est, celle à main droite est la rue Ste-Barbe, l'autre à main gauche est celle des Vieux-Quartiers ou du Loup; au coin de la première est une grande rue se prolongeant à la limite Sud, on l'appelle rue de l'Ancienne Poste ou Dupouy, du nom d'un homme qui vient de mourir dans le pays, laissant d'honorables souvenirs. Il était commerçant, colonel de la garde nationale et député ; c'est lui en grande partie qui a décidé la création de notre voie ferrée. Quant à l'autre rue à main gauche, dite rue des Prêtres au début, puis rue de l'Egalité, rue de Bourgogne, puis du Pied-de- Vache, cette rue ou ces rues vous conduiraient au port. Cette série de rues est encore appelée les Petites rues. Que si nous les suivons, nous laissons à droite successivement une rue Jean-Bart, dans laquelle s'enchevêtre obliquant à gauche une assez ignoble rue dite rue St-Gilles, aboutissant à la belle Place du Théâtre, ci-devant Place Dauphine, puis Place Jean-Bart, la deuxième rue est la rue Emmery ou du Moulin, bien habitée par de hauts négociants, ce pourquoi on y rencontre force roulages et quelques restes de paille attestant des emballages ou déballages. La troisième est l'ex-rue des Jésuites maintenant rue du Collége du nom du collége qui s'y trouve ; c'est aussi dans cette rue, ici tout près, qu'est la Poste-aux-Lettres. Continuons les Petites rues : la rue Pied-de-Vache vous mène à une rue St-Jean, tout près du port ; ici en face c'est le Minck, lieu où l'on fait la criée du poisson.

Remontons maintenant la rue du Collège ; nous voici sur une petite place dite place d'Armes, à droite un bout de rue appelé rue du Quai, nous ramène au port; celle à gauche, qui la suit ou la précède, c'est la rue de l'Eglise, dont vous avez vu l'entrée à la place Jean-Bart; les deux édifices qui en font ici les deux encoignures, sont l'un, à gauche, le Palais de Justice et le Musée, que suit le Collége en descendant ; l'autre, à droite, avec colonnes et surmonté d'une tourelle-observatoire, est la Maison de ville et de police. Remontant cette même rue du Collège, nous trouverions là rue de Hollande (prononcez ici d'Hollande) , qu'enserre une muraille, reste de fortifications, laquelle longe le port dont elle suit la direction. Revenons donc à la rue de l'Eglise : la première rue à droite est la rue des Pénitentes ou St-Julien, ou mieux rue Faulconnier, du nom de l'ancien et célèbre historien de Dunkerque, dont la maison existe au n° 5; à gauche, la rue que je vous ai nommée déjà rue du Moulin ou Emmery; la deuxième à droite est la rue des Pierres, celle de gauche rue des Sœurs-Blanches, rappelant un ancien couvent de religieuses Conceptionnistes; le seul, m'a-t-on dit, qui ait jamais existé en France, ce pourquoi, je vous communiquerai en leur lieu et place les quelques détails que j'ai pu me procurer. L'emplacement de ce couvent a été vendu, à la révolution de 93, et sur une partie du terrain, appartenant à M. Dutoit, le père d'un jeune et fort bon médecin, a été créée une succursale des Bains Turcs (singulière appellation d'un lieu jadis si catholique 1); une partie de l'ancienne chapelle fait une chapelle protestante anglaise; des constructions en ont approprié une autre partie en habitation particulière; la troisième, à droite, est la rue Maurienne (c'est-à-dire du Maure), les Espagnols lui ont donné ce nom, et celle à gauche dite des Chaudronniers ou plus loin rue Jean-Bart- Enfin, cette quatrième rue en face de l'Eglise, dont la tour fait le coin à droite, est la rue de la Vierge, que termine une place dite Marché-au-Poisson, au-delà duquel elle prend le nom de rue des Récollets ou de Bergues. Celle qui, presqu'en face, à gauche, descend le long de l'église parallèlement au côté nord de la grand'place Jean-Bart, est la rue des Vieux-Quartiers ou du Loup, dont vous avez vu déjà le prolongement.

Dans la partie haute de la ville, les rues Ste-Barbe, du Moulin à Poudre, etc., sont coupées à leur tour par d'autres grandes rues, courant du sud au nord, et parmi elles je distinguerai une rue Royer ci-devant Bart du nom, prétendent quelques-uns, du célèbre marin qui l'habitait ; on désigne même son ex-maison au n° 6, là où se trouve aujourd'hui le pensionnat de Mlles Gallois, mais rien ne prouve cette assertion ; il est seulement probable, par la seule circonstance de la place du Théâtre ci-devant plare Jean-Bart et d'une rue Jean-Bart toute voisine, que le héros dunkerquois a dû demeurer dans ces parages. Cette rue Royer prend ensuite le nom de rue des Vieux-Remparts.

Plus loin est une grande rué-parallèle dont le premier tiers a nom rue de l'Abreuvoir, sans doute parce qu'on n'y en remarque aucun ; le deuxième est dit rue du Jeu-de-Paume, même observation, et le troisième rue de l'Arsenal.

Vous nommerai-je la rue suivante étiquetée rue des Casernes-dela-Marine et appelée communément rue des Bons Enfants. Je réserve mes remarques pour un autre temps.

J'ai omis de vous nommer un petit bout de rue qui commence à la place du Théâtre et qui est dit rue des Sœurs-Noires, encore du nom d'un ancien couvent appelé aussi dans le temps couvent des Dames-Anglaises.

Sur l'emplacement de ce couvent est aujourd'hui une grande et belle maison appartenant à M. Benjamin Morel, ex-député, l'un des richards de cette contrée, et de cette maison dépend un jardin immense. A ce sujet, je vous donnerai pour ce qu'elle vaut, une histoire qui paraît avoir eu cours il y a deux ans et qui sans doute serait mieux nommée conte. La voici: une certaine place dans une grande pelouse dudit jardin était, tous les matins, remarquée comme foulée ou marquée d'une trace semblable à celle que formerait une roue, et la cause avait échappé aux observations, aux investigations, à l'espionnage enfin d'hommes apostés pour savoir le secret; un chien de garde y avait été placé, puis d'autres animaux, etc. Chiens et autres disparaissaient successivement sans qu'on put savoir leur sort. De là mille conjectures, mille versions ; tantôt c'était un grand serpent qui la nuit se promenait sur la pelouse, sortant des restes de quelque tombe, tantôt une Dame Noire ou Sœur, que sais-je? Tout le merveilleux, le plus merveilleux ! Revenons au positif.

Au-delà du port est encore à noter un quartier, espèce de faubourg appelé quartier de la Citadelle, du nom d'une citadelle rasée, avec tant d'autres forts, de par la jalousie anglaise. Sauf les grands et beaux magasins de MM. Bourdon et Ce et quelques établissements relatifs à la marine, il n'y a de ce côté que de modestes habitations de pêcheurs, de marchandes de crevettes, d'ouvriers du port. Si vous connaissez le Courgain de Calais,. ce quartier en est ici le pendant;

Revenant en ville à notre place Jean-Bart et suivant la rue que j'ai appelée rue de l'Ancienne Poste ou Dupouy, quatre grandes voies sont à rencontrer, tant à droite qu'à gauche, dirigées toutes quatre de l'ouest à l'est ; la première a nom rue du Sud, la deuxième rue de Soubise, la troisième rue Caumartin et la dernière rue de Marengo.

Cette rue Dupouy change aussi de nom et prenant celui de Séchelles fait jonction à son extrémité avec une rue de Beaumont appelée d'abord rue Nationale. Ces deux rues se rencontrent en forme d'angle oblique à la limite sud de la ville et, sous le nom unique de rue de Furnes, se terminent au canal de ce nom. Remontons à droite, nous serons en basse-ville, où trois rues parallèles courent de l'est à l'ouest ; rues de Paris, de la Basse- Ville et du Milieu, coupées par quatre autres rues à peu près parallèles, se dirigeant du nord au sud, à savoir : rues de la Verrerie, du Fort-Louis, de la Paix et de l'Abattoir.

Que si nous remontions plus haut encore, traversant un pont appelé Pont-Rouge, sur le canal de Bergues, nous rencontrerions, à l'extrémité ouest et à la hauteur à peu près de l'ile Jeanty, le long du canal de Mardick, une place plantée de grands et beaux arbres appelée le Jeu-de-Mail. Cette place qui fait aujourd'hui une fort agréable promenade, aura bientôt cessé d'exister, décrétée qu'elle est, de par le conseil municipal, dépendance de la ville dont elle va devenir un quartier ou faubourg.

A propos de cette île Jeanty, j'ai omis, je crois, de vous en donner l'étymologie; je veux réparer cette omission.

Vous saurez donc que, au 16e siècle déjà, quand fut établi le bassin arrière-port, cette partie du pays était appelée du même nom de Jeanty. A cette époque encore existaient en cet endroit de grands marais ou dépôts de la mer, ou mieux Moëres, et, au milieu, un îlot servait ou avait servi d'habitation à un certain Jeanty, qui y vivait, entre deux Moeres, adonné à la pêche. La marine s'est approprié la partie qui lui était utile, et l'arrière-port est même encore nommé dans ses archives île Jeanty ; plus tard des dessèchements-ont fait disparaître toute trace d'île, mais le nom a survécu.

Je passe sous silence quantité de rues de moindre importance, ne me faisant pas ici l'indicateur des rues de Dunkerque : je note seulement les plus parcourues et les plus remarquables. J'ajouterai que le pavage des rues, quoique fait de pierres parfois un peu inégales, est toujours soigneusement et symétriquement disposé; vous ne rencontrez pas ici un seul petit carrefour que le milieu n'en soit dessiné artistiquement en forme de rosace.

Je termine cette lettre en notant pour mémoire, que déjà en 1646, cette année fameuse où le prince de Condé vint faire le siège de Dunkerque, on comptait comme aujourd'hui deux villes: la vieille ville sur le bord de la mer, entourée "de son ancienne fortification, d'une muraille fort épaisse, flanquée de grosse tour et soutenue d'un grand rempart, et la nouvelle ville qui s'attachait au fort Léon bâti sur les dunes, au lieu où fut ensuite la Citadelle.

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LETTRE IX.

Place .Jean-Bart. - Pare de la Marine.

Je vous ramène à la Grand'Place, ou place Jean-Bart, ci-devant Royale, car elle vaut la peine d'être observée, il ne s'en trouve pas d'aussi remarquable dans beaucoup de nos villes de France. Vous voyez déjà qu'elle est fort régulière, fort propre et tout-à-fait gaie. Elle fait à peu de chose près un carré parfait, ayant du nord au sud une longueur de 80 mètres, et de l'est à l'ouest de 100 mètres. Son pavé a été placé avec symétrie, avec goût, on pourrait dire avec amour, car il dessine diverses figures et affecte plusieurs nuances. Sous le socle de la statue qui tient le juste milieu de la place, est un premier cercle qui va engendrant d'autres cercles toujours en pavés, cercles coupés par une façon d'étoile à quatre facettes, allant toujours s'amoindrissant et ayant chacune d'elles à son extrémité ou pointe et gravée sur la pierre, la lettre indicative du point cardinal qu'elle montre; regardez, voici l'N du nord, l'S du sud, l'E et l'O de l'est et de l'ouest!

De tous côtés des maisons basses, à un étage ou deux au plus, sauf une seule, à persiennes vertes ou grises et à badigeonnages glacés, de nuances claires et riantes.

Toutes ces rues qui partent de la place l'éclaircissent et l'égayent encore, et la rue d'Orléans qui, par son obliquité, permet à l'œil de la suivre assez loin, a joute à l'effet et à l'agrément. Une seule maison au nord, mais recevant le soleil du plein midi, a une élévation exceptionnelle ; cette maison, je me hâte de vous l'apprendre, n'est point la maison de ville, car son importance, le cadran qui la surmonte et le corps-de-garde qui en occcupe le rez-de-chaussée, vous le pourraient faire croire. C'est tout simplement la propriété d'un particulier qui l'a fait construire, un M. Alliaume, fabricant et loueur d'orgues et pianos, fournisseur non-seulement de la ville mais de la contrée toute entière ; le premier étage est distribué en appartements meublés ; lui, sa famille et ses magasins occupent le reste. L'horloge et les dépendances que je vais vous expliquer sont la propriété de la ville qui, pour le soin à y donner et l'éclairage que des appareils au gaz lui communiquent la nuit, paie une redevance annuelle audit M. Alliaume. Au-dessous du cadran, qui est peut-être un peu trop élevé, vous voyez deux façons de sabords ou petites fenêtres carrées, montrant chacune un tableau noir avec chiffres ou lettres en blanc ; celui de droite, ayant pour titre pleine mer, donne pour chaque jour l'heure de la marée montante; son pendant relate le quantième du mois, date et jour. — Au-dessous du cadran de l'horloge est un autre cadran de même grandeur à peu près, espèce de boussole, ou rose des vents, ou plutôt de baromètre. A droite, sur la muraille, la figuré métallique en relief du 8 consacré, montre la déclinaison ou route du soleil et le temps moyen, tandis qu'à gauche le mur dessine un méridien ordinaire ayant son style indicateur de l'heure au temps vrai. Enfin, sur le toit de la maison, vous remarquerez un petit appareil de forme télégraphique, lequel n'est autre qu'une girouette.

Tout cet assemblage de tableaux et cadrans étant éclairé le soir, l'effet en est assez joli; on dirait une espèce de bouquet ou rosace pyrique. Reculons-nous un peu, voici l'imposante Tour du beffroi et un clocher de la grande église, point de vue des plus remarquables.

Maintenant observons la statue placée ici et comme ornement de la belle place, et comme hommage rendu à une des célébrités de Dunkerque. Si vous ne savez déjà' quelle est cette célébrité, je vous donne en cent à me la nommer, même après l'avoir considérée attentivement et long-temps. Un homme à costume évidemment du siècle de Louis XIV, à cheveux bouclés et pendants, à chapeau espagnol élégamment placé, aux traits fortement accusés, et la tête tournée vers la droite, est là debout, un canon placé entre les jambes, une épée nue à la maint droite, un pistolet dans la gauche qui pend vers la terre.

Quel peut être ce grand homme ou ce gros homme? C'est Turenne? non. Condé? non. — Voyez d'abord cette ancre, cela vous dénote un marin. — Ah! c'est Tourville; non. Duquenne? Duguay-Trouin ? pas davantage. Tenez je ne vous laisserai - pas chercher plus long-temps : cet homme est JEAN-BART ! mais le Jean-Bart de David (d'Angers), car tel est son auteur; non le Jean-Bart de l'histoire. Maintenant, que fait-il là, me demanderez-r vous? quelle circonstance de sa vie l'artiste a-t-il prétendu représenter? Aucune, ou de tout un peu. D'abord, au soin de sa toilette, au frisé de sa chevelure, à la pose recherchée de son chapeau, c'est Jean-Bart que va recevoir le grand roi à Versailles ou à St-Germain ; mais l'épée nue et le pistolet font présumer un adversaire assez rapproché ; quant au canon, qui doit singulièrement le gêner, c'est un embellissement ou un attribut. Mais ce qu'il y a de plus éloquent, c'est le piédestal ; celui-ci ne laisse aucun doute. Au-devant on y lit cette inscription:
A JEAN-BART LA VILLE DE DUNKERQUE.
MDCCCXLV.

Par-derrière est l'ancre d'un vaisseau et des deux autres côtés un gros anneau de marine.

Ce qu'il y a de singulier, c'est que nulle part le marin dunkerquois n'est représenté sous ce costume. Les portraits du temps le montrent tous en cuirasse et tête nue; quelques-uns la droite appuyée sur une ancre. Ce costume et cette pose ne pouvaient-ils pas inspirer le statuaire? — Il est un trait qui, sans être prouvé et malgré peut-être son invraisemblance, est depuis si long-temps et si généralement attribué à Jean-Bart, que, vrai, ou faux, il révèle à lui seul l'intrépide corsaire ; c'est celui qui le représente à bord d'un vaisseau anglais où le commandant veut le retenir prisonnier, menaçant, lui Jean-Bart, "da mettre le feu à un baril de poudre s'il ose persister.

Au surplus mon affaire n'est pas d'indiquer le portrait qu'il en fallait faire, mais de dire ce que je pense du portrait qui en a été fait. Or, le bronze en question ne m'a pas séduit, et j'ai vu beaucoup d'hommes démon avis. Il est encore vrai que le piédestal, beaucoup trop bas, n'avantage pas la statue, qui devrait se dessiner dans le ciel, non sur les maisons ; ce à quoi la ville doit remédier, dit-on, en y substituant un piédestal beaucoup plus élevé. Toutefois, le Jean-Bart de David (d'Angers) est rudis indigestaque moles, et de même que son histoire attend un écrivain, sa statue attend un statuaire. Au reste, m'a-t-on dit, l'artiste n'a pas fait payer son travail ; il y a là peut-être une raison de ne pas se montrer trop exigeant ou trop sévère, mais en est-ce une pour l'étranger d'admirer quand même? Ce que je puis vous répéter, c'est que, fût-elle même un chef-d'œuvre, au moins n'aurait elle pas à redouter, par nos temps de désastres, qui tenterait de l'enlever, et l'on en pourrait dire dans ce cas ce que Cicéron dit des colosses de Cérès et de Triptolème, que Verrès ne put emporter à cause de leur pesanteur : leur beauté les mit en danger, leur grandeur les sauva.

Avant que Dunkerque eut fait à son héros les honneurs d'un bronze en pied, elle en possédait un buste en marbre, lequel ornait la place dite alors Jean-Bart et aujourd'hui du Théâtre, qui est de récente construction. La grande première salle de la Mairie le possède en ce moment; ce n'est pas non plus un chef-d'œuvre; ce buste, qui date de 1804, est l'œuvre du statuaire Lemot. Il est un autre buste de Jean-Bart, dans une salle du même Hôtel-de-ville, celle où se font les mariages ; j'ai en vain cherché un buste dont un ami m'avait parlé à Paris, lequel, me disait-il, nu, sans vêtement ni attributs d'aucune espèce, révèle évidemment sinon Jean-Bart, du moins et très-positivement un marin, et un marin célèbre ; la seule direction de la chevelure indiquant un homme que frappe un assez violent vent de mer. Je dis ici marin, car évidemment un homme dont les traits et le caractère de figure indiquent la distinction, ne peut demeurer sans coiffure, exposé au vent, que sur un bâtiment et en mer, nullement dans une plaine.

Laissons un instant le bronze de David (d'Angers), et remontons par la rue de la Marine ; je neveux pas vous quitter sans vous avoir montré le Parc de ce nom. Imaginez-vous donc un jardin dessiné en forme d'éventail ouvert, cinq grandes avenues, plantées de beaux arbres, commençant à peu près à la grille d'entrée, et allant en s'écartant à droite et à gauche, accompagnées de contr'allées; placez des pelouses triangulaires de gazons dans les intervalles, et, dans la partie supérieure élargie, des ronds-points .formant comme des corbeilles, où s'entretiennent des arbustes et fleurs de hautes venues ; fermez le jardin à sa large limite, à gauche, par les bâtiments de la marine, ci-devant royale, à droite, par l'arrière-port, qui continue de l'autre coté de ces mêmes bâtiments, ajoutez enfin à droite une assez large allée fermée par une porte qui s'ouvre à l'arrière du port, et vous aurez une idée assez exacte du Parc de la Marine. Dans l'hiver ce jardin est peu fréquenté, le froid y est trop vif, mais pendant la belle saison, on y voit dans la journée des bonnes et des enfants; et partant des militaires, cela va sans dire ; c'est le rendez-vous encore, car on y trouve des bancs pour s'asseoir, des vieux conteurs plus ou moins invalidés, chacun se remémorant les anciennes circonstances de la ville et du port, représentation maritime dès scènes de la petite Provence aux Tuileries, d'une certaine allée du Luxembourg, de la place Royale au Marais, ou du Jardin des Invalides ; contes ou bavardages que je ne dédaigne pas pour ma part,.car ils ont toujours leur côté instructif.

Enfin, à de certains jours, la musique militaire, quand Dunkerque en possède, ou celle de la garde nationale quand par hasard elle se pique d'être galante, vient s'établir sur la pelouse autour des corbeilles, et là, par ses accords, par le choix et l'entrain de ses airs, réunit et enchante une nombreuse société.

Que si, poussant votre promenade un peu plus loin, entre deux bâtiments des bureaux ou offices de la marine, vous gagnez l'extrémité du bassin dit arrière-port, il vous semble vraiment être à 1500 lieues du pays, par le repos, le champêtre, l'agreste même du lieu. Là,sur un petit tertre fort modeste, vous apercevrez une colonne carrée-de cinq pieds au plus d'élévation, mais en ruine déjà, bien qu'elle soit des plus modernes, colonne dégarnie de la plaque de marbre que distinguait une inscription digne de plus de respect. On y lisait ce que je vais vous dire, car, glace au zèle éclairé d'un modeste employé (*) qui a mis en sûreté le marbre tombé et brisé, et s'est fait une copie de l'inscription, je puis la rétablir ici et vous la faire connaître. La voici: SOUS LE RÈGNE DE LOUIS XVllI, PROTECTEUR DES SCIENCES, F.-D. ARAGO, J.-B. BlOT, ASTRONOMES FRANÇAIS ; W.-MADGE, , T. COLBY, G. THOMAS, ANGLAIS, AYANT FAIT, EN SEPTEMBRE 1818, DES OBSERVATIONS COMBINÉES AFIN DE LIER LES OPÉRATIONS GÉODÉSIQUES EXÉCUTÉES PAR LES DEUX NATIONS POUR MESURER L'ARC DU MÉRIDIEN TERRESTRE COMPRIS ENTRE FORMENTARA, LA PLUS MÉRIDIONALE DES PITYUSES, ET UNST, LA PLUS SEPTENTRIONALE DES SHETLAND, LA VILLE DE DUNKERQUE, TÉMOIN DE LEURS TRAVAUX, A VOULU PAR CETTE INSCRIPTION EN PERPÉTUER LE SOUVENIR.



(*) M. Deinaison, piqueur, surveillant des travaux delà marine.



La pensée était noble, sans doute, et Messieurs de la marine ou de la ville me semblent ici faire bien peu de cas d'un monument qui en vaut bien un autre. Est-ce que par hasard la République, qui n'aime pas les noms de rois. — Oh! non; j'ai là une mauvaise pensée. —

 Je vous montrerai, en vous conduisant vers le Bassin de la Marine, le lieu même où les cinq astronomes ont fait leurs observations, et la pierre dans laquelle est tracée la rose chargée de rappeler leur passage.

* * *
LETTRE X.

La Tour de l'Église. — Panorama de Dunkerque.

Le seul édifice remarquable de Dunkerque, celui au moins qui ait survécu aux dévastations, aux incendies qui ont à plusieurs époques ruiné cette ville, est la grande tour dite Tour de l'Eglise. Cette tour qui fait à sa base un carré parfait d'environ 40 pieds, s'élève, en formant six grands et beaux étages, à un hauteur de 175 pieds au-dessus du sol, allant de sa base à sa plate-forme en amincissant graduellement, mais dans une assez minime proportion, car cette plate-forme mesure encore 24 pieds carrés. Le style de cet édifice, construit tout en briques, est grave et imposant en même temps qu'élégant et délié.

Il est appuyé des quatre côtés extérieurs de contre-forts superposés les uns aux autres ; celui de dessous formant toujours une arrête légèrement plus prononcée que celui de dessus. Ces contre-forts lui sont d'autant plus indispensables, que la tour n'a par elle-même que deux mètres seulement de fondations. Les quatre faces extérieures des troisième et quatrième étages simulent des façons de fausses croisées ; au cinquième étage quatre grands cadrans indiquent l'heure ; le sixième étage est des quatre côtés à jour, figurant quatre immenses fenêtres à ornementations gothiques, remplies par huit grandes divisions à forme de gigantesques persiennes laissant dans leurs intervalles de larges places aux cloches du carillon ou au passage des sons.


Sur la plateforme et aux quatre coins, s'élèvent quatre petites tourelles élancées à flêches mi-gothiques, entre lesquelles, sur la galerie elle-même, reposent quatre autres petites clochers de même style, ce qui donne à la tour plus de grâce et de légèreté. Sur le milieu de la terrasse un pavillon ou kiosque abrite le guetteur contre le froid ou la pluie et contient les cartes, tableaux et instruments à son usage. Les anciennes gravures montrent un long mât planté au-dessus de ce pavillon et à l'extrémité du mât un coq tout doré. Il en est de même aujourd'hui. Un mât de 46 mètres de hauteur sert à arborer les jours de dimanche et de fêtes le drapeau national au-dessus duquel se déploie et flotte une longue flamme, ce qui d'en bas produit un effet des plus nobles. Un paratonnerre règne le long de ce mât, et, suivant. la tour jusqu'au sol du côté sud, se rend dans un puits. Le coq qui, vu du pied du monument semble un véritable jouet, ne compte pas moins, du bec à la queue, de 1 mètre 80 centimètres ; un homme se peut tenir à cheval sur son dos, ce qui se voit en quelque circonstance pour travaux relatifs au mât ou au paratonnerre ; on en a même, par curiosité, mesuré la cavité, car ce coq est creux, son corps peut contenir neuf pôts d'eau, environ 36 pintes.

Je n'ai découvert nulle part l'époque certaine de cette construction, non plus que le nom du souverain ou personnage qui l'a fait élever ; seulement, on voit que cette tour existait déjà lorsque, en 1440, fut commencée la première grande église de St-Eloi, la chapelle des dunes étant alors insuffisante pour le nombre de fidèles dont la ville s'était accrue. Cette tour avait-elle été bâtie en vue de servir de phare ou fanal aux navires ou bien avec l'intention de faire le clocher d'une église projetée? Toute supposition est possible. Ce qu'il y a de certain c'est qu'elle détermina le choix qui fut fait de l'emplacement voisin pour l'église en question qui y fut reliée et dont même elle devint la principale entrée, bien qu'elle soit séparée par une rue entière de l'église d'aujourd'hui. Au surplus, à cette époque de 1440, cette tour, paraît-il, était d'assez récente construction. Il est regrettable que ce monument n'ait point sa face tournée sur la place Jean-Bart, cette place, à coup sûr, serait une des plus remarquables de France.

Comme vous le penserez, je n'ai eu garde de négliger ma -visite à cette tour et, autant pour mon amusement que pour mon instruction, j'en ai monté les 265 marches, belles et bonnes marches, je vous l'avoue, car chacune d'elles n'a pas moins de sept pouces de hauteur. Et quel jour avait choisi votre ami pour cette curieuse ascension?

le même jour, la même heure, le même moment peu têtre où 300 années auparavant, le grand Charles-Quint et son fils Philippe, étant à Dunkerque, ce dernier prince, le futur Philippe II, avait, de son pied royal, foulé les mêmes marches, la même plate-forme, appuyé sa main sur les mêmes pierres, son bras sur les mêmes tourelles.

Ah! si cette tour pouvait parler! que d'événements, et de toute nature, n'aurait-elle pas à nous révéler depuis seulement la visite brillante de l'héritier du grand empereur le 28 Juillet 1549, jusqu'à celle si modeste et si calme de votre ami le 28 Juillet 1849. Que si la fantaisie prend à quelqu'un des miens de venir à Dunkerque et d'y tenter la même excursion, sachez que j'ai mentionné cette mémorable circonstance de ma vie en quelques mots d'inscription, à l'intérieur des deux plus grandes cloches et sur la muraille du cabinet où se trouve encore le clavier du vieux carillon, à droite delà croisée qui regarde Y Est, Maintenant suivez-moi dans cette tant soit peu fatigante excursion. Aux trois premiers étages, rien à voir, une porte s'ouvre à chacun d'eux sur d'assez larges magasins où la ville remise nombre de choses aujourd'hui mutiles et qui un jour ou l'autre peuvent trouver leur emploi, des ouvertures en forme de trappes en facilitent la suspension.

Au quatrième étage est le mouvement de l'horloge, ouvrage de Lepaute, laquelle porte la date de 1823. Tout près de ce mouvement est un très-beau cylindre d'un cuivre superfin et fort épais, percé d'innombrables trous; ee cylindre très-remarquable, à ce qu'il paraît, par le rond parfait qu'il dessine, est celui de l'ancien carillon de Dunkerque, du carillon classique si répandu. Des fiches de métal placées par l'artiste compositeur dans certains de ces trous, formaient les notes que l'air à jouer exigeait, des façons de marteaux étant levés par ces fiches quand le cylindre se mouvait, d'où, au moyen de fils conducteurs les cloches correspondantes régulièrement frappées, rendaient les sons désirés. Ce mécanisme n'est autre que le mécanisme en très-grand de l'orgue de Barbarie, de la serinette.

Au cinquième étage sont placées les sept seules cloches qui servent aujourd'hui, soit à la sonnerie de l'horloge.soit aux diverses sonneries en usage pour le service dt" l'église ou de la ville, messes, enterrements, cérémonies de toute sorte, ouverture et fermeture des portes de la de la ville.


De ces sept cloches, deux seulement sont d'une assez remarquable grosseur ; une surtout qui frappe et répète les heures, son diamètre à l'ouverture étant de cinq pieds deux pouces ; son épaisseur est remarquable aussi, elle est de six pouces en bas et de deux pouces et demi du haut, ce qui lui donne une pure sonorité. La plus grosse donne l'ut. Voici de quelle manière a lieu ici la sonnerie de l'horloge. L'heure sonne entière, sans être précédée comme à Paris de quatre coups d'un son plus ou moins grave; seulement, après quelques secondes, l'heure ayant sonné, deux coups plus graves sont frappés par les soins de l'homme de garde dans la tour ; à chaque demie, l'horloge sonne l'heure entière qui va suivre, par exemple, onze heures quand il est dix heures et demie, mais le bourdon ne répète pas deux coups comme à l'heure entière, il n'en frappe alors qu'un seul. C'est la même cloche qui fait ce double service : un marteau la frappant à l'extérieur quand il s'agit de la sonnerie des heures ou demi-heures, et le battant intérieur étant employé par le sonneur pour frapper à l'intérieur les deux coups ou le coup de répétition, ce qui se fait au moyen d'une corde ou chaîne qui de ce battant correspond au pavillon. De là deux sons distincts, celui de l'extérieur plus aigu, plus aérien; celui de dedans plus sourd, plus grave. Les deux grosses cloches sont anciennes, elles sont baptisées Jésus et St-Jean-Baptiste; les cinq autres datent de 1824.

Au même étage sont disposées sur plusieurs rangs et superposées les unes aux autres, occupant derrière une des grossières persiennes que je vous ai décrites, l'emplacement entier d'une croisée immense, vingt-neuf cloches de diverses grandeurs ayant pour objet spécial le service du carillon quand il y en a. Ces vingt-neuf cloches sont toutes modernes, c'est sur les conseils de l'horloger Lepaute, que la ville, aliénant vingt-trois cloches excellentes qui lui restaient sur vingt-neuf dont se composait le vieux carillon, a fait faire cette fonte. Quelle a été l'intention de l'horloger? sans doute elle a été bonne, mais ce qui est certain, c'est qu'en échange de ces vingt-trois cloches d'un métal excellent et d'une fusion parfaite, la ville s'est trouvée recevoir des cloches fort inférieures, d'un métal d'une pureté très contestable, qu'il a fallu revoir et refondre même en grande partie. A ce jeu de cloches que complétaient encore les sept cloches de la sonnerie, la ville a dû long-temps de posséder un carillon et il n'y a même que fort peu de temps que tout a été désorganisé,des travaux ayant été commandés par le conseil municipal pour la disposition d'un nouveau et meilleur carillon.


Nous voici arrivés à là plate-forme; ici un delicieux panorama se déroule à nos yeux : c'est d'abord une immense étendue de mer, spectacle à la fois sévère et plein de charme, dont on ne se lasse jamais, spectacle horrible aussi et saisissant quand une de ces tempêtes, hélas !trop fréquentes, met l'homme et sa demeure mouvante aux prises avec l'impitoyable élément. Je veux d'abord vous expliquer les. quelques monuments de la ville que l'œil embrasse dans tout son ensemble ; laissez-moi seulement changer ma coiffure de feutre contre un vulgaire bonnet de bain, car le vent qui ne respecte rien m'en aurait bientôt séparé. Avis à qui projetterait la même ascension ! Précaution indispensable.

Procédons par ordre : premier plan, second plan, banlieue, lointain, horizon, le tout en suivant les directions ou rumbs les plus importants. On nous a montré à Paris des panoramas moins intéressants, moins remarquables, je vous l'assure, que celui qu'en ce moment j'ai sous les yeux, car il me semble encore assister à ce brillant spectacle. Que ne sont-ils ici, nos artistes ès-panorama, nos habiles Daguerre et Bouton? Ils vous auraient bientôt transporté Dunkerque à Paris, et cette lettre deviendrait un libretto fidèle tout trouvé pour vous et nos amis.

Vous savez déjà, par la position géographique de notre ville, que d'un côté, au nord, je n'ai que la mer à vous offrir, au-delà pourtant d'un port et d'un quartier de la ville qui n'est pas sans charme. Ce seul tableau de la mer n'est pas le moins intéressant du panorama ; vous la voyez également s'étendre à droite et à gauche, c'est-à-dire à l'est et à l'ouest, à une distance incommensurable, à perte vue, comme nous disons. Voici donc, au-devant et au-dessous de nous, le port et son chenal et ses deux estacades ou jetées, qu'une prochaine lettre vous décrira avec quelques détails ; vous reconnaîtriez ici ma bizarre comparaison de la pipe ou de la musette, ou bien le Die-hap-inden qui a engendré le fameux nom de Diabinte.

Inclinons légèrement à l'ouest ; cette grande et belle église, au portail mi-espagnol, est l'Eglise St-Jean avec ses dépendances, où sont une bibliothèque, une école de dessin, une autre pour l'architecture, et l'école gratuite des Sœurs pour l'enseignement des filles. Je ne vous donnerai ici-aucun des anciens noms de monuments qui, presque tous, rappellent d'importants couvents; je préfère consacrer une lettre entière à réédifier, avec quelques notes et détails, ces couvents fameux aujourd'hui disparus. Plus sur la gauche, ce toit qui recouvre un bâtiment sans .importance, abrite les Frères de la Doctrine Chrétienne et leur école. Ce sont ici les écoles du canton Ouest; tout auprès est le Parc de la Marine; le canton opposé, de l'Est, a les siennes rue Faulconnier. Au-delà de ce plan et de ce quartier dit de la Citadelle, vous voyez une espèce de maisonnette au milieu de sable que coupe un peu de verdure, ceci est une source bien précieuse dans un pays privé de rivière, car l'eau qu'elle fournit en abondance est d'une qualité excellente : c'est celle dont s'approvisionnent les navires. Eh! bien, cette source, appelée source de la Samaritaine, est la propriété d'un négociant, de M. Bourdon, qui vend bel et bien l'eau qu'elle lui donne, car il en regorge constamment, alors même qu'à une certaine époque de l'année toutes les citernes tarissent.

Comment la ville ne possède-t-elle pas ou a-t-elle aliéné cette précieuse propriété ? Ah ! mon ami, que de fois l'on pourrait s'adresser ici d'identiques questions sans qu'une réponse satisfaisante y pût jamais être faite!

Toute cette partie sablonneuse parsemée de monticules vous représente des dunes, lesquelles appartiennent à un M. Malo, aussi de cette ville. Ce riche et industrieux négociant a le projet, dit-on, de régulariser ces terrains, il serait même question de construire d'un certain côté une nouvelle citadelle. — Plus loin, voici le clocher de Mardick, position importante que je vous ai déjà fait connaître. Que si le temps était parfaitement clair, un œil exercé découvrirait les côtes d'Angleterre, à quinze lieues seulement de distance.

Au sud-ouest voilà le Jeu-de-Mail, l'embarcadère du Chemin de fer, et tout près de la ville un établissement des plus importants, que je vous ferai visiter, une filature de toile à voiles, fondée par MM. Malo et Dickson, de cette ville. Voici encore le mont Vatten, — Petite-Synthe et Grande-Synthe, banlieue de Dunkerque; un grand bourg appelé Loon ; plus loin le clocher de Bourbourg. A l'ouest-sud-ouest la longue-vue vous ferait découvrir Gravelines, Calais, et jusqu'au mont Boulonnais, à deux lieues au-dessus de Calais.

Le côté sud vous montre la basse-ville avec ses quelques édifices : la direction des douanes, la manutention militaire et l'abattoir ; les deux montagnes qui nous ferment l'horizon à une distance qui n'est que de six lieues, sont, la plus grande, le mont Cassel et l'autre le mont des Récollets. Entre ces deux montagnes et notre ville est la tour de Socx. Inclinant au sud-est, voici d'abord le cimetière de notre ville et plus loin la ville de Bergues. Au-delà, mais inaperçu aujourd'hui, le joli village ou bourg de Wormhout.

Entre le cimetière et nous, vous voyez dans la ville, l'ancienne Cantine au Vin, donnant rue Dupouy ; ce bâtiment est celui des travailleurs militaires de la compagnie hors-rang quand Dunkerque possède tout un régiment; auprès, rue du Sud, l'ancien Pavillon des Chefs, en ce moment Etat-Major de la place; la caserne Ste-Barbe, pouvant contenir un bataillon entier et un magasin dit le Moulin-à-Poudre. Au sud-est, cette petite montagne au-delà de Bergues et moins loin que Cassel, a nom mont des Kats ou des Chats, c'est une excursion que je me réserve de vous décrire. Ce mont est remarquable par un couvent de trappistes qui y est établi. A l'est, voici d'abord notre grande église de St-Eloi, puis l'hospice civil, l'hôpital militaire, le théâtre, ainsi qu'un magasin à poudre et le champ des manœuvres.

Dans la campagne, Teteghem (prononcez Tékèm), Uxem, et à l'extrémité la célèbre petite ville de Hondschoote, (l'œil du fameux profil franco-belge) !. Entre Hondschoote et Bergues vous découvrez Warhem.

Tournant au nord-est, voici la nouvelle prison; l'Arsenal ou Parc-aux-Boulets, la grande caserne de cavalerie dite Caserne du Havre, la chapelle des Dunes, puis le délicieux et fertile Rosendael jadis dans les Dunes auxquelles il confine. Un canal que vous ne pouvez que soupçonner joint Dunkerque à Furnes ; plus loin, Zuydcoote et Ghyvelde. Ce clocher au-delà appartient à la ville de Furnes en Belgique. Plus au nord-est, au-delà de ces monticules ou dunes, nous rencontrerions les villes belges de Nieuport et Ostende.

Revenons au nord, notre point de départ : entre la mer et nous, voici la Maison-de-Ville à gauche, le Palais-de-Justice à droite, la tour de l'ancien phare et l'huîtrière Devette, la Société-Humaine, la Friture, l'établissement des Bains et le nouveau phare. Puis au-delà du port, ce bassin en forme de poire est le Bassin des Chasses, au pied du phare, l'ancien Fort-Risban qu'on est occupé à reconstruire, puis le Fort-Revers, contre cette nouvelle écluse ; la mer enfin, toujours la mer qui vient battre la jetée et toute la côte, mais qui jusques dans ses fureurs a ordre de nous respecter, car Dieu lui a dit, tu n'iras pas plus loin.

Que cette description d'un des plus beaux panoramas est sèche et aride, mon cher ami; je viens de la relire, et en vérité n'était un mérite que je lui dois reconnaître, l'exactitude, j'aurais honte d'avoir si prosaïquement traité un si éloquent sujet. Quelle différence entre voir et dire, dans les ouvrages du moins, dans les spectacles de la nature, dans ces créations toutes divines dont la moindre et la plus infime révèle tant de grandeur d'un côté quand d'un autre tant d'impuissance est à noter ! Pourtant nous sommes si vains, si orgueilleux!

Je reprends ma prose et je continue : un guetteur ou gardien est constamment de service sur cette tour; quatre hommes se partagent ce service qui ne laisse pas que d'être pénible et fatigant, et cela pour une bien infime rétribution. Les devoirs de ce guetteur sont de plusieurs espèces : le jour comme la nuit le veut en incessante observation pour annoncer aux pilotes, par un signal convenu auquel un autre signal doit répondre, les navires en vue, indiquant le point où ils apparaissent, leur qualité de français ou d'étrangers, de navires de guerre ou de commerce, leur état satisfaisant ou leur détresse; ce que traduit très-intelligiblement une série de pavillons signaux. Le guetteur a charge de répéter encore, nuit et jour, chaque heure ou demi-heure par les deux coups ou le coup du battant sur la grosse cloche de l'horloge, ajoutant à cette consigne celle de donner un son de cornet ou trompette à chacun des quatre côtés de la tour aussitôt la nuit venue, et de quart-d'heure en quart-d'heure, pour bien faire connaître qu'il veille, d'épier l'état de la ville -en cas d'émeutes ou incendies pour signaler les circonstances en embouchant le porte-voix.

Le seul bénéfice du guetteur résulte du plus ou moins de visites que les voyageurs viennent faire à la tour et de leur plus ou moins grande générosité. Le premier de ces agents avec lequel j'ai monté à la tour et celui que je me suis adjoint dans les quelques visites que j'ai dû répéter pour ma propre instruction, est un nommé Constant Devinck, le plus ancien des quatre employés entretenus ici par la ville. A lui seul, cet homme compte déjà 27 années de ce pénible et maussade service dont le moindre ennui est de devoir dix fois dans dans vingt-quatre heures monter et autant de fois descendre les 2G5 marches de cet escalier toujours tournant du sol à la hauteur de 175 pieds, c'est-à-dire de monter 2650 marches et d'en descendre autant, obligé de plus, pendant six mois au moins de l'hiver, d'ajouter au poids de sa personne la charge journalière de cinquante livres de charbon pour le service du poële.

Comme j'ai eu occasion d'éprouver l'obligeance et je dirai la science toute spéciale de ce gardien, je le recommande à tous ceux qui pourront désirer de visiter utilement l'intéressante tour de Dunkerque. Il a toujours son heure de garde de une heure après-midi jusqu'à six heures du soir et demeure au n° 5 de la rue de la Vierge en face de la tour dont sa femme et lui sont encore les portiers.

* * *
LETTRE XI.

Le Carillon de Dunkerque.

Pourrais-je vous parler de Dunkerque, surtout après vous avoir conduit dans sa fameuse tour, sans dire au moins quelques mots de son ancien carillon, de ce carillon qui a fait tant de bruit dans le monde, qu'il a révélé à lui seul, à tels hommes qui l'eussent à jamais ignorée, l'existence de la ville qui ne fait qu'un avec lui. Naguère, en effet, ou jadis, comme vous voudrez, et pourtant ce n'est ni l'un ni l'autre, le mot nous manque encore ; en ce temps-là donc, un bal eût été incomplet, une soirée dansante n'eût pas été bien terminée, à Paris, sans le fameux carillon, comme un peu avant sans la classique Boulangère. C'était là le bon temps! oui, le bon temps, comparé du moins au temps présent. Non que je sois de ceux qui vont toujours prônant le temps jadis et lui prétendent attribuer des mérites bien plus grands qu'à celui présent, Dieu me garde de blasphémer ou de radoter ainsi ! Nos pères nous le disaient, leurs pères le leur avaient dit ; c'est toujours de la sorte que cela s'est pratiqué, et, de père en père, nous remonterions ainsi jusqu'au premier de tous, que lui du moins n'aurait pas d'ancêtres à louanger. Allez, ce qui a été est encore, et sera usque ad sœcula sœculorum.

Je m'entends toutefois quand je prétends, en me reportant au fameux carillon, fort peu moral pourtant en dépit de la prétendue morale de nos pères, puisqu'il a nationalisé un fort mauvais refrain : C... c... mon père, C'est la faute à ma mère, etc., quand je prétends, dis-je, que c'était le bon temps : c'est qu'alors bien des catastrophes n'étaient point encore advenues qui pèsent sur les hommes d'aujourd'hui d'un poids bien cruel ; c'est que la politique était à peu près bannie de toutes les sociétés ; c'est que tout en souhaitant mieux que ce qu'on avait, mais sans autrement s'en tourmenter, on prenait le monde avec ses indispensables imperfections: on n'employait pas le temps en raisonnements, en discussions passionnées, en ces mille et un projets et regrets qui usent le corps comme l'esprit, qui propagent l'inquiétude, arrêtent les affaires, compromettent les existences, divisent, désunissent les familles, les ruinent souvent, causent même la folie ou tuent. C'est que deux choses seulement remplissaient la vie: les affaires et les plaisirs; le travail et le repos. Ah! comparé à ce jadis, qui n'est pas éloigné pourtant, que l'ge qui nous est fait est triste et désolant ! Et Dieu veuille qu'un âge plus terrible encore iie nous soit pas donné ! Mais où m'emportent mes divagations? que je suis loin encore démon carillon!

Sachez-le donc enfin, mon cher ami, ce carillon n'existe plus, et cela depuis long-temps. Dites-le, répétez-le bien à nos amis communs, car d'avance j'enrage en songeant que lors de mon arrivée à Paris je puis encore être assailli de questions à l'endroit de ce carillon, qui, de plus, ramènerait inévitablement après lui ce génitif en o de Donkerque, prononciation qui m'agace déjà les nerfs.

Non, vraiment, plus de carillon à Dunkerque. Est-ce parce que les pères de ce temps n'y sont plus. ce que leurs pères pouvaient être? Oh! non. Ni plus ni moins sans doute ; cette tradition-là ne se perdra pas ; mais la révolution a tout disloqué, désorganisé ou fondu.

— Quoi ! me direz-vous, la révolution?. — Ah! c'est vrai, il faut s'expliquer maintenant, l'âge présent a tant vu de ces révolutions! N'y a-t-il pas eu 89, qu'a suivi l'empire, qu'a suivi 1814, puis 1815, puis 1830, puis 1848, puis. mais rien encore que je sache. Eh bien, c'est la première de ces révolutions qu'il faut entendre, celle de 89, laquelle a enfanté une république aussi, et, faut-il le dire, le dégoût des républiques, avec ou malgré les grands hommes qu'elle a fait surgir, génies cependant, ou géants, il faut le reconnaître, comparés aux pygmées, aux médiocrités sorties de 1848.

En finirai-je donc avec ce diable de carillon ? oui, trêve de divagations. Le carillon de Dunkerque n'est plus, il a vécu comme disaient les Romains, il n'est plus et il est partout, dans vos poches, dans les miennes, à Paris, à Berlin, aux Indes peut-être, il a été fondu, on en a fait des sous, d'ignobles sous, de sales sous, bien qu'un proverbial et menteur dicton les présente encore comme le type de la propreté, propre comme un sou. Ce que la fameuse révolution n'avait pu que commencer, car elle n'en avait brisé et fondu que six cloches, la ville en pleine paix et par la plus régulière des délibérations l'a achevé.

Ma lettre précédente vous le fait connaître, et comme à Dunkerque de même qu'à Paris les choses entamées arrivent lentement et difficilement à fin, on attend et peut être attendra-t-on longtemps encore les quelques cloches, complément du jeu déjà en place. Plus d'air, plus de refrain donc à entendre, les seules cloches qui travaillent en ce moment ne sonnent prosaïquement que les heures, les grand'messes, les solennités religieuses, l'ouverture des portes de la ville et les quinze minutes qui atteignent dix heures du soir, annonce de la clôture des mêmes portes, autre anachronisme ridicule; les cloches du dernier carillon ont donné leurs derniers sons pour célébrer la plantation de l'Arbre de la Liberté; après quoi tout a été disloqué sous prétexte de réparer et de construire et l'on attend encore construction et réparation. Une circonstance embarrasse encore nos édiles: on fait ou plutôt on fond mal les cloches chez nous, il faudrait recourir à Louvain qui paraît exceller dans ce genre de travail ainsi que dans sa bière; la douane a déjà aplani une difficulté, celle du passage du métal, mais la dépense effraie la ville. La ville est si pauvre !

Ici, mon cher ami, permettez-moi, comme note relevant de ce sujet, de mentionner un homme qui pour prix du plus noble désintéressement, de la plus patriotique pensée, s'est vu payé du plus injuste soupçon et de la plus noire ingratitude. La calomnie, quelle arme honteuse et cruelle ! Quelles larmes amères ne faudrait-il pas verser sur notre misérable humanité si nous devions la voir des mêmes yeux qu'Héraclite ! Ecoutez et jugez vous-même, il y a ici un grand enseignement.

La République venait de naître et Dunkerque avait son contingent à fournir à la fameuse Constituante. Qui nommer pour représenter cette ville? le choix ne fui pas long : deux hommes paraissaient, hors ligne, dont le premier, M. G. Malo, dont je vous ai déjà prononcé le nom, négociant intègre, dans le progrès, mais. dans la droite et la sûre voie; caractère, relations, position, connaissances, quelle meilleure garantie d'une exécution éclairée du noble mandat ! L'hésitation ne pouvait se produire et de par la grande et toute puissante voix du peuple, de par le suffrage universel, M. G. Malo fut le premier représentant dunkerquois ; il n'avait pas brigué cet honneur; pour lui, comme négociant, il ne pouvait qu'en éprouver dommage, mais l'accord était si unanime, l'enthousiasme si grand ! le moyen pour un citoyen dévoué de refuser un mandat si honorablement accordé ! aubades, cérémonies, fêtés, rien ne lui manqua, c'était comme de la frénésie, les ouvriers le nommaient leur père; on l'entendait de tous côtés, sur les places publiques et dans toutes les bouches, que ce refrain flatteur : Vive Malo ! Vive Malo !

C'est bien l'homme qu'il nous faut !

Il partit escorté, accompagné d'un concours immense de louanges. C'était un vrai triomphe.

Que se passa-t-il donc pour lui dans la célèbre assemblée? rien qui fut de nature à lui faire perdre les bonnes grâces des électeurs ; que s'il siégea sur les bancs inférieurs de la gauche, on le savait à l'avance, sa franchise ne lui avait jamais fait défaut et sa conduite continua d'être sage, modérée, digne ; qui dit Malo dans ce pays, exprime d'un mot tous les nobles sentiments, c'est ce que j'ai eu occasion de noter, moi qui ne connais même pas son visage et qui sans doute 11e partage pas les mêmes idées en politique. Pour ne parler que de ce qui a trait au sujet de cette lettre, M. G. Malo, nommé représentant, eut aussitôt une première et patriotique pensée que sans emphase ni calcul, il n'hésita pas à communiquer ; or, une intention exprimée chez cet homme dans une minime comme dans une importante circonstance, c'est une parole donnée, un engagement pris. Jaloux donc de voir renaître dans sa ville le carillon qui l'a en quelque sorte illustrée et connaissant l'exiguité des ressources municipales, il offre généreusement d'abandonner au profit du carillon projeté le traitement qu'il doit toucher comme représentant pendant toute la durée de son mandat. Comme moi, n'est-ce pas, vous applaudirez à cette offre désintéressée, vous lui en serez reconnaissant; hélas ! l'esprit de parti, la jalousie s'emparent de l'acte le plus inoffensif, ses louables intentions sont dénaturées, sa conduite méconnue, improuvée, il se trouve même une feuille, un journal de la localité qui, oubliant toute convenance, toute justice, toute pudeur, ne craint pas de calomnier le citoyen généreux et d'appeler sur lui l'anathême en quelque sorte du pays, et lorsque, son mandat accompli, M. G. Malo reparaît à Dunkerque, une indifférence cruelle est tout ce qu'il retrouve, il ne semble plus qu'un paria dans cette société silencieuse qui, quelques mois auparavant, l'avait porté sur le pavois, 0 inconstance des hommes ! ô instabilité des choses de ce monde ! Il n'est pas le seul, au reste, que la calomnie vienne salir, elle s'attache aussi à son collègue M. Lemaire, qui doit signaler son retour en se défendant judiciairement contre les plus basses, les plus humiliantes accusations.

Je reviens au carillon, mon cher ami, pardonnez-moi cet historique, amené du reste et tout naturellement par mon sujet. Or donc, sachez-le bien, un carillon n'est pas obligé de ne dire qu'un air, il peut tout chanter selon l'artiste qui le prépare, quand un mouvement lui est adapté, ou qui le touche, quand il veut jouer quelque chose à sa fantaisie; c'est, en effet, un jeu de clavier comme est celui d'un orgue ou d'un piano, chaque note communiquant par des fils de fer à des marteaux qui viennent ensuite frapper les cloches correspondantes. Or, ces cloches sont, à leur tour, disposées en octaves, et représentent des gammes graves ou aiguës, ayant chacune son octave complet en notes naturelles, en dièzes et bémols. Toute la supériorité du carillon dépend de la qualité des cloches, de la pureté du métal, de l'adresse ou de l'habileté du fondeur, de l'habileté aussi de l'artiste qui dispose le cylindre ou qui touche le clavier. Figurez-vous ce clavier, composé d'autant de bouts de bois ou bâtons horizontalement placés qu'il y a de notes ; à l'extrémité de chacun d'eux est attaché un fort fil de fer, qui, en se prolongeant, fait lever un marteau reposant sur la cloche. La plus grande partie de ces bâtons est à hauteur des poignets qui les frappent, fermés et tournés le pouce en l'air, le petit doigt en bas; un autre clavier inférieur, moins nombreux, est pour les sons ou cloches graves; c'est le pied de l'artiste qui le met en mouvement, car l'artiste doit être assis de telle sorte que son siège soit médial entre les deux claviers. Le dernier carillonneur que Dunkerque ait possédé, celui qui a touché le carillon lors de la cérémonie religieuse imaginée pour la plantation de l'Arbre de la Liberté, est un certain Allemand Prussien appelé Heinen; sa fille aussi excellait dans cet art. Le père est mort âgé de 92 ans, et sa fille a quitté Dunkerque; le carillon, démonté, ne demandait du reste aucun carillonneur.

Vous voilà maintenant édifié aussi bien que moi sur le fameux carillon.

* * *
LETTRE XII.

Port. — Chenal. — Bassins. — Phares. — Jetées.

Terminons notre promenade, mon cher ami, et visitons en détail ce que je vous ai déjà fait voir en gros : le port avec ses diverses circonstances. Et pour cela dirigeons-nous par la rue de la Vierge et sa continuation la rue de Bergues. Tenez, de ce petit pont tournant, partie première de celui de la Citadelle, voici à notre gauche l'arrière-port, communiquant au-dessous du même pont et sans écluse au grand et véritable port; en le suivant jusqu'à son extrémité sud, vous le verriez fermé par une écluse, dite écluse de Bergues, laquelle joint ce bassin au canal de ce nom. Dans ce moment le passage en est fermé pour cause de réparations importantes à cette dernière écluse, sérieusement détériorée. Ce petit bassin ou arrière-port, soumis comme le port à la haute ou basse marée, et que longent sur le parc, à l'est, les bâtiments de la Marine, et du côté opposé de grands magasins, appartient exclusivement à cette administration ; sa grève sert de chantier de construction pour de petits navires de guerre qui, lancés ensuite dans ce même bassin, rejoignent la mer en traversant le port. Tenez, voici quatre de ces navires sur le chantier, deux sont confiés à M. Lefebvre, et deux que construit M. Malo.

Passons par cette grille à gauche, puis sous cette porte à droite; ce grand Bassin que vous voyez entouré de tous côtés de bâtiments réguliers et jusqu'à un certain point élégants, est un port aussi, mais port fermé et privilégié.

On l'appelle Bassin de la Marine parce qu'il appartient en effet à l'administration de la Marine de l'Etat, et aussi Bassin à flot, parce que, au moyen de l'écluse que vous voyez près de ce pont à droite, dit pont de la Citadelle, il ne demeure jamais à sec, avantage inappréciable pour les navires que fatigue sensiblement et que parfois endommage le retrait de la mer, car ils ne reposent plus alors que dans la vase ou sur le sable. C'est dans ce bassin que viennent prendre place les navires de guerre, quand Dunkerque en possède, navires d'un faible tirage, car la barre que je vous montrerai à l'entrée du chenal ne permet à aucun gros bâtiment l'accès de notre port ; pourtant le Véloce, vapeur de 250 chevaux, a pu entrer deux heures et demie après la marée tombante. Tout navire de commerce peut aussi avoir place dans le bassin à Ilot moyennant un péage de 15 centimes par tonneau et par mois.

Tenez, abaissez vos yeux sur cette partie du quai où nous sommes arrivés, à 80 mètres environ de la porte d'entrée: voici la rose d'orientation dont je vous ai parlé dans ma IXe lettre, rose creusée sur ces tablettes de couronnement du bajoyer du quai, posées à queue d'aronde, emmanchées les unes dans les autres, au lieu même où les astronomes Arago, Biot et autres ont fait leurs observations géodésiques. Malheureusement cette inscription est en partie cachée par les tonneaux que vient de décharger ce navire. Les barbares ! laisser ainsi s'effacer et disparaître ce remarquable monument ! Et ce sont des hommes de science qui se montrent ainsi insouciants !

C'est l'administration de la marine nationale. Je voudrais, moi, entourer d'une grille cette éloquente inscription. A ce sujet je dois vous dire que bien qu'on ne compte aucune longitude à Dunkerque, le véritable méridien de Paris est cependant à Vieux-Mardick, non ici.

Ce bassin qui n'a jamais moins de 6 mètres 50 c d'eau, peut contenir au besoin 120 navires de commerce ou 25 et 30 gros navires de guerre et cela, comme vous le voyez, dans une sécurité parfaite. Sa longueur est de près de 300 mètres et sa largeur d'environ 100 mètres. Les constructions qui l'enserrent, de tous côtés sont des magasins de la Marine. Ce mur que vous remarquez à l'extrémité sud, à droite, est voisin de l'embarcadère du chemin de fer; sur le quai opposé à celui ci est une suite de rails qui partant de la porte pratiquée dans le même mur tenant aux magasins de l'embarcadère, aboutissent à l'entrée mêmme de ce bassin; ces rails ont pour objet de faciliter l'arrivée ici de certains wagons-roulages, sur lesquels les navires de ce bassin comme ceux du port qui lui est contigu, peuvent facilement charger ou prendre toutes marchandises.

Revenons maintenant sur nos pas, par la porte et la grille de tout-à-l'heure ; nous voici à l'arrière du grand port, séparé du bassin d'où nous sortons par cette écluse auprès du pont tournant de la Citadelle. Comme vous le remarquerez, au lieu de se rendre directement, du sud où nous sommes au point nord où il rencontrerait plus vite la mer, le port se détourne et court en plein est jusqu'aux pieds des bâtiments et de la tour que vous apercevez au loin, et là seulement, obliquant à gauche, nous le verrons remonter vers le nord-nord-ouest; suivons-le à droite, derrière ces bâtiments en construction, car cette partie du port sert de chantier de construction pour les navires de commerce. Ce port est à tous et sans rétribution autre que les frais de pilotage et de port; long d'environ 600 mètres et mesurant ici 120 mètres de large, 90 mètres à son entrée, il peut facilement contenir 500 navires. Ces murailles de briques, à droite, sont des restes d'anciens murs qu'appuyaient des fortifications aujourd'hui rasées. Il est question de les jeter à bas ainsi que les quelques maisons qui longent la rue voisine, de manière à former un beau et large quai avec maisons à façades, comme est le quai opposé, de constructions modernes, où vous voyez de grands et beaux magasins Bourdon.

La tour que vous voyez à une assez grande distance devant vous et qui se trouve juste au milieu du coude où l'on peut dire que commence le chenal, est l'ancien phare à feu fixe allumé chaque nuit encore concurremment avec le phare nouveau que vous voyez beaucoup plus loin à gauche. Cette tour a nom tour du Leuguenaer, en flamand menteur. Pourquoi? voici à ce sujet trois versions qui m'ont été données : la première représente, à une épo- que déjà ancienne, les bons bourgeois de Dunkerque, les badauds comme nous dirions à Paris, venant chaque jour, à la marée montante, deviser au sujet des navires aperçus, que les uns faisaient entrer, d'autres passer seulement, supputant le temps, le moment de leur entrée, etc., d'où beaucoup d'erreurs, de mécomptes ou de contes. — La deuxième version fait venir cette appellation de l'horloge attachée à la tour, laquelle aurait eu le bizarre privilège de toujours mal marcher, et par conséquent de constamment tromper ceux qui la consultaient. - La troisième enfin, la plus vraisemblable peut-être, bien qu'elle ne me satisfasse pas beaucoup, accuserait ce phare, par sa position un peu éloignée, en un temps surtout où les phares n'étaient pas aussi brillants qu'aujourd'hui, d'avoir trompé souvent le marin à son entrée dans le port. Prenez la version que vous préférerez, toujours est-il que cette tour a nom tour du Leuguenaer.

Ces bâtiments en avant de la tour, ayant au début cette vieille porte surmontée d'armoiries, sont: 1° le service actif de la douane, et au-dessus la chambre du commerce (ils sont de 1769); 2e le bureau du pilotage, construction de 1755, établissement obligé dans tout port de mer, et qui ne compte, on peut le dire, que des hommes d'une habileté, d'un courage, d'une intrépidité à toute épreuve; 3e bureau du capitaine du port.

En cet endroit finit réellement où plutôt commence le port; d'autres le font commencer à l'endroit où vous voyez ce terre-plein appelé Belvédère, à la suite des remparts; 52 marches nous y conduiront, et de là nous embrasserons déjà une étendue considérable de mer. Ici donc est la tête de ce qu'on appelle le chenal, grand canal qui reçoit les eaux de la mer qu'il distribue au port, aux bassins et, au moyen d'écluses ouvertes selon les besoins, aux canaux que la mer doit alimenter; comme aussi, par ce chenal, la mer reçoit leur trop plein. Or, il faut savoir ici que les canaux en question étant bien moins élevés que ce chenal et les ports, n'étaient les écluses qui se ferment à des heures basées sur les marées, il serait facile, en un temps d'invasion, par exemple, et cela en deux seules marées, d'inonder à une distance énorme le pays tout entier.

Du lieu où nous sommes à l'extrémité des jetées en bois ou estacades que ces navires nous cachent et que nous verrons dans un instant, le chenal court du S.-E. au N.-O. sur une longueur de plus de 2000 mètres et sur une largeur moyenne de 80 mètres.


Poursuivons notre route de ce coté. Cette porte, dite porte de l'Estran, du nom de l'ancien Estran (petite rivière ou canal), qui régnait en cet endroit, nous ouvre la voûte que surmonte le Belvédère; ici, la promenade devient des plus agréables. Quel joli boulevard ! quel tableau admirable ! c'est ici en effet la promenade par excellence, le rendez-vous habituel des jolies femmes du pays, qui en renferme beaucoup, et des dandys ou lions du lieu, car Dunkerque compte aussi ses lions. A gauche de nombreux navires, à droite une rangée d'arbres alignés, malheureusement trop jeunes encore, dont l'état misérable accuse l'administration; un sol uni et ferme, devant soi la mer et aux heures de marée le mouvement de navires entrants et sortants; que d'éléments de jouissance ! que d'attrait pour l'étranger, si la ville savait comprendre ce qu'elle possède, si elle savait au moins écouter les avis, examiner les projets présentés. La longueur de ce boulevart est de 360 mètres environ, sur près de 15 mètres de largeur. A droite est, cachée par ces monticules, une huîtrière dirigée par M. Devette.

A la fin du boulevard, ce canal, qu'enferment deux écluses, ayant entr'elles ce pont tournant, est appelé Cunette des Moëres, c'est le premier canal puisant à la mer, et lui portant les eaux de l'intérieur où, sous le nom de Moëres, que je vous expliquerai ailleurs, de grands marais ou lacs demandent de l'écoulement.

Traversons ce pont ainsi que la porte pratiquée dans ce mur à meurtrières; changement de tableau : la promenade ici prend un autre caractère; elle n'a pas le même grandiose, le même soigné, mais il y a un autre genre d'animation. Nous avons le choix, ou de continuer sur cette terre ferme qui, s'amincissant graduellement, forme une espèce de presqu'île, ou de prendre, à gauche, cette jetée en bois, dite estacade qui, sur une longueur de 600 mètres, se prolonge dans la mer. Suivons cette estacade, plus fréquentée d'ailleurs que la route trop remplie de sable et dont nous observerons de même les habitations.

Cette estacade est malheureusement d'une largeur bien minime; elle n'est que de six pieds. Ah ! si elle ressemblait à celle de Calais ! Il est vrai que celle de Calais n'a pas comme la nôtre un terre-plein ou boulevard qui l'appuie. Construite toute en bois, sur pilotis et à jour, notre estacade laisse passer l'eau partout au-dessous de son plancher, formé de poutres ou poutrelles séparées l'une de l'autre par un léger intervalle. Croiriez-vous que j'ai eu la patience de compter ces poutrelles; leur nombre s'élève à 7,892. On est toujours à ciel ouvert, et, par de certains vents, il ne fait pas bon, il est même impossible de s'aventurer bien loin, sous peine d'être aspergé d'abord, puis trempé par les vagues qui sautent par-dessus cette estacade et pénètrent par les espaces inférieurs.

L'étage vide qui sert au-dessous de ce plancher au passage de la haute mer, est, à marée basse, parcouru par tels amateurs qui recherchent des coquillages ou des moules; mais il est aussi certain voyageur sentimental contre lequel il serait bon de prémunir celles de nos promeneuses qui, insoucieuses du vent qui pourtant ne respecte rien, vont parfois effectuer sans caleçon une innocente promenade. vous m'entendez. au-dessus du plancher à jour la promeneuse sans défiance, et par-dessous.

à bon entendeur' demi-mot. Avis aux dames. C'est bien assez déjà de la lutte qu'il faut soutenir au-dessus et je dénonce ici le vent d'est comme le plus perfide de tous, d'autant plus qu'il amène presque toujours à sa suite une troupe de marsouins dont les jeux attirent et retiennent agréablement occupés visiteurs et visiteuses.

Maintenant, laissons un instant le chenal à gauche, et, sans quitter l'estacade, observons les quelques habitations qu'offre ce second boulevard. Cette première maison est une habitation particulière. Voici d'abord un établissement dit Société Humaine, pour secours aux naufragés.

Puis une façon de taverne appelée la Friture, comme est la Réserve à Marseille, restaurant et parc aux huîtres.

Un autre restaurant : Rocher de Cancale, Estaminet de Belle Vue, et deux établissements de bains de mer, dont l'un dit la Concurrence. Du plus ancien des deux ressort une belle salle de danse, un salon de lecture et un café.

Tous établissements qui seront mentionnés avec plus de détails dans une lettre ultérieure. Ici finit, en forme de langue ou pointe, la terre ferme que la mer vient enserrer de toutes parts à marée haute, s'en éloignant à une distance assez grande à marée basse.

L'estacade où nous sommes ne date guère que de quinze ans et se prolonge beaucoup plus avant dans la mer que celle qu'elle a remplacée, laquelle finissait à peu près à l'endroit des dernières maisons. L'extrémité de l'ancienne estacade est d'ailleurs facile à fixer, au moyen de ce musoir en blocaille, en forme d'épi, espèce de muraille sous-marine qui la" protégeait et vient s'arrêter en contournant la partie près de nous, entrant comme dans l'estacade. Le prolongement important qui en a été fait, a eu pour but de reculer d'autant la barre de sable qui, toujours, viendra se reporter à la tête de ces deux estacades d'où l'on pourrait espérer de la perdre entièrement si un prolongement nouveau devait gagner un point de la mer assez profond pour que cette barre fût sans effet ou sans existence possible.

Ce terre-plein que nous venons de dépasser n'existe aussi que depuis une vingtaine d'années; il a été formé au moyen de dévasements du port et du chenal apportés en ce lieu. A propos de dévasements, n'écoutez pas tous ces donneurs d'avis, qui, sans savoir aucune des choses du métier, vont décriant sans cesse l'administration de la marine, et lui font en quelque sorte son procès, de ce qu'ils appellent son incurie à l'endroit de ce port, qu'ils creusent et dévasent en discours avec une facilité merveilleuse; j'ai voulu, moi, me renseigner positivement à ce sujet, et mes questions m'ont conduit à apprendre que le fond du port, au-dessous de la vase, est partout rempli des pierres qui y ont été jetées lors de la démolition des fortifications ; triste souvenir des revers du grand roi ! Que de plus, les murs des quais qui encaissent le port d'aujourd'hui ne se prolongent pas assez avant dans le sol pour qu'il pût être sans danger de creuser dans le fond ; il y aurait grandement à craindre, au contraire, une infiltration des eaux, et par suite une inondation souterraine dont les conséquences seraient des plus funestes ; un premier travail devrait donc être une construction sérieuse et profonde de murailles d'encaissement, construction immense dès long-temps projetée, que, comme tant d'autres, le moment présent force d'ajourner. Cet élargissement du quai Est dont je vous parlais, entre précisément dans ce projet, et la forte muraille qui serait abattue le long de la rue de Hollande, fournirait déjà son contingent d'utiles matériaux.

Continuons donc notre promenade sur l'estacade et d'abord remarquez ensuite de l'épi de blocaille, limite de l'ancienne estacade, ces planches assemblées, espèces de volets mouvants attachés aux pilotis ; ceci vous représente des ventelets imaginés pour arrêter, lors de la marée haute, le passage des sables qu'elle amène dans le chenal ; malheureusement, ce mécanisme a été manqué et n'empêche rien, mieux vaudrait donc un plancher vertical fixe.

Comme vous pouvez le voir, nous n'avons pas encore parcouru la moitié de l'estacade ; il nous faut marcher pendant encore 900 mètres environ pour en toucher l'extrémité. Point de chapeaux, le vent leur fait une trop rude guerre; la casquette plutôt et même avec visière. Là on est tellement avancé dans la mer, surtout à la haute marée, que les premières habitations paraissent fort éloignées et que l'on se croirait en pleine mer. La ville que sépare une longue distance, offre aussi à l'œil un délicieux tableau dont la fameuse tour fait la plus grande partie des frais. Tout immense qu'est cette estacade dans son parcours en mer, il est pourtant question de la prolonger encore d'une longueur d'environ 2 ou 300 mètres, travail immense qui coûterait des frais énormes, mais qui sans doute serait d'un grand avantage pour l'entrée du port.

Tenez, voici un pilote de ma connaissance, avec son aide nous allons nous transporter à l'estacade de gauche, nous verrons ainsi tout le côté opposé, de manière à rentrer en ville avec une connaissance entière du port et de toutes ses circonstances.

Voici d'abord la Tour à feu, phare de premier ordre, à feu tournant. Elle date de 1837. Cette construction, commencée tout auprès sur la mer, est celle de l'ancien Fort-Risban; ces quelques habitations voisines sont celles d'éclusiers, dont l'un a pour service journalier d'indiquer par un pavillon-signal, plus ou moins haut hissé, la pleine mer et ses phases, annonce parlante aux navires qui doivent entrer dans le port. La jolie habitation en avant et en face de la Friture, est un bureau de lestage et de délestage auquel est annexé un restaurant.

L'écluse à cinq passages que voici, communique à cette façon de lac, en forme de poire, que je vous ai montré de la tour, lequel est appelé Bassin des Chasses ou Bassin Becquet, du nom de son malheureux auteur; son premier nom lui vient de l'objet auquel il était destiné. En effet, il devait, lorsque, ouvrant les écluses en temps de marée basse, on en aurait laissé sortir torrentiellement les eaux par lui retenues, il devait, dis-je, balayer l'entrée du chenal, et en chasser les sables amoncelés en forme de barre, qui portent à notre navigation un si grand dommage.

Mais hélas ! huit millions ont été engloutis dans ce malencontreux bassin qu'il faut aujourd'hui ruiner, car loin de battre sur la barre en question, ses eaux déprisonnées ne venaient que fondre sur l'estacade qu'elles ont fortement endommagée. Ce serait encore un curieux enseignement que l'historique de ce travail. Quand donc l'intrigue et la passion cesseront-elles d'influencer nos premiers administrateurs ! On regarde à dépenser quelques centaines de mille francs pour des travaux d'une importance attestée, d'un résultat certain, et l'on jette des millions dans les entreprises les moins justifiées ou les plus chanceuses !

Vous venez de voir au bord de la mer la construction déjà assez avancée de l'ancien fort Risban; voici au-devant de nous, du côté de la ville et assez rapprochée du chenal, une autre construction intéressante aussi : celle d'un fort Revers, que des fossés pleins d'eau entourent de toutes parts. De ce côté du chenal règne une assez grande activité, un mouvement particulier; c'est qu'en effet d'importants travaux sont en cours d'exécution, que je vais vous expliquer.

Vous voyez ici près de nous, à gauche, ces belles écluses sur le chenal, au niveau à peu près du Bassin des Chasses ; là commence un canal de dérivation qui, dans le projet, devait aller trouver le canal de Bergues par une voie assez directe, parallèle ou à peu près au port et au bassin à flot, une assez longue partie était déjà terminée, et l'on n'attendait que les fonds nécessaires à l'achèvement , les dépenses ne devant pas s'élever à moins de deux millions peut-être, y compris certaines acquisitions à faire, lorsque l'on reconnut une sensible et inquiétante détérioration à l'écluse de Bergues, celle que je vous ai montrée à l'extrémité sud de l'arrière-port, près du Parc; or, la réparation de cette écluse était indispensable, urgente ; c'est par elle en effet que viennent s'écouler les eaux intérieures du pays, provenant de marais ou Moëres belges et françaises, et sans écoulement l'inondation était assurée; force fut donc de mettre immédiatement cette écluse en réparation, et, pour cela, d'arrêter toute communication entre le canal de Bergues et ce bassin ; ce qui fut fait au moyen du bâtardeau que vous avez vu dans le même bassin.

Mais, le canal de dérivation n'étant pas achevé, un moyen expéditif et peu dispendieux fut imaginé pour parer aux inconvénients redoutés : ce canal arrivait déjà très-p rès des fortifications, il fut alors creusé en toute hâte et vint rencontrer bientôt les fossés mêmes de ces fortifications, qui, mis en communication avec lui, en devinrent la continuation, et aujourd'hui, provisoirement,  canal de Mardick est devenu l'intermédiaire dit-on le canal de Mardick est devenu l'intermédiaire entre le canal de Bergues et celui de dérivation. Qui sait même si le premier projet ne sera pas abandonné.


Le second et important travail dont la marine est encore occupée a pour objet de séparer le port de son chenal au moyen d 'écluses, à la hauteur à peu près du Belvédère, et d'en faire un port ou bassin toujours à flot; deux opèrations se poursuivent donc simultanément: la première ajoute au port une partie qu elle enlève au quartier de la Citadelle, de ce côté du quai Bourdon, afin de régulariser ce port; l'autre tend à ouvrir sur le chenal, assez en avant du port, un court canal accompagné de deux petits bassins ou sas, au moyen de quoi, lorsque l'eau du chenal serait trop basse pour permettre l'entrée du port, ou bien lorsque les portes de l'écluse d'entrée ne pourraient pas sans inconvénients être toutes grandes ouvertes, tel bâtiment à destination du port s'y pût rendre, tel autre en pût sortir par cette seconde et courte voie ; les deux sas en question ayant pour objet, en maintenant un instant isolé le navire, de ne changer en rien le niveau du port. Le point où ce petit canal viendra rencontrer le port fait face à peu près à la tour du Leuguenaer.

Traversons la porte Risban, et je vous montrerai cet emplacement et les travaux activement poussés ; notre promenade sera ainsi terminée, car nous toucherons au quai de la Citadelle, et tout auprès, au bout du pont, la rue de Bergues et le Parc de la marine vont s'offrir à nous.

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