jeudi 12 février 2015

Les cris de Dunkerque (1850)



 extrait de 

"Une année à Dunkerque : guide pour tout le monde" par L.-Victor Letellier- Éditeur : I. Leys (Dunkerque), 1850

LETTRE XXXVII.

Aspect et mouvement de la rue à toute heure. —

Cris divers.

Drelin, drelin, drelin, drelin. Le jour commence à poindre, en voici pour quinze grandes minutes de ce monotone tintement de la cloche en la, l'aînée de la famille après la cloche Jésus; c'est l'annonce de l'ouverture des portes de notre ville ; la même musique recommencera ce soir pour en publier la fermeture. Les églises s'ouvrent aussi, car quelques fidèles y vont venir entendre la première messe. Voici déjà certaines boutiques ouvertes ; Dieu! qu'ils sont matineux à moins qu'ils ne soient que matinals. Ah! les caves ouvrent leurs portes: qu'est-ce que ces pôts de grès ? que confient donc aux ruisseaux ces habitants de la terre? bien, bien ! je n'ai que trop vu. Bonjour et merci, ce sont nos profits. Oh! les bonnes têtes, oh ! les ravissantes coiffures. Tiens ! ils prennent l'air à leurs balcons ; leur tête me vient à la cheville. —

Voici les laitières avec leur joug et leur bon lait froid, première qualité, appelé lait chaud. A la bonne heure, j'aime mieux ce tableau. - Quel sont ces messieurs en casquette à passe-poil et à manteaux de draps gris? je les reconnais, ce sont des douaniers de service ; ils sortent de leur caserne et se rendent au port. Bien du plaisir, citoyens, et bonne prise. Oh! Oh ! d'où donc peut venir a cette heure M. X. , tout habillé de noir? Il était ainsi mis hier soir. Il m'évite ; ah! j'y suis, je devine, accostons-le. Bonjour, M. , vous êtes matinal aujourd'hui. — Oui, j'ai manqué le chemin de fer. — Ah ! ah! c'est drôle de ce côté. Au fait, tout chemin conduit à Rome.- Les légumières se rendent à leur poste et de leurs caves charrient ou transportent les légumes restés invendus. En voilà pour elles jusqu'à la brune d'une station peu récréative sur la place Jean-Bart, à tous les vents, au soleil ou à la pluie ; on va leur marchander pourtant jusqu'à un liard; amassez donc des rentes



Ah! il est bien près de huit heures en ce moment; les boulangers défournent, les colporteurs de sable à appartements amènent leurs ânes chargés comme de sacs d'écus, et broutant par-ci par-là les feuilles et trognons de choux.

Quoi ! déjà de l'eau ! déjà une aspersion ! Mais ce n'est pas Samedi? Un peu de patience ou d'attention. — Que font donc là tous ces tourlourous en négligé et une cruche à la main, l'une parfois portant l'autre? Ah ! oui : ils vont à la grande et vieille citerne, leur propriété, puiser leur vin blanc de la journée. — Tiens, la malle de Calais !

Il n'est donc pas si tard ou bien le courrier a été retenu.

Tout juste, voilà l'homme façon ours et son tilbury. Puis le sifflet du chemin de fer ; c'est le départ de neuf heures. La poste a déjà servi les autorités, voici les vaguemestres, les porteurs de dépêches, puis les facteurs, dont une femme. Avez-vous quelque chose pour moi, madame Alexandre? — Non, monsieur. — Ah! la ville est définitivement éveillée et entièrement levée. Ses petites maîtresses seules reposent encore. Dormez, mesdames, c'est du bon temps pour vos gens.

Tous les commis, tous les employés se rendent à leur poste. Il est bien neuf heures, car voici venir les Mardickoises avec leur salade de mer, espèce d'algue que mangent les petites gens et que j'aime aussi beaucoup. Zee sala! Zee sala! (Salade de mer, salade de mer ! ) Dix heures, onze heures, rien de particulier ; les boutiques voient les chalands, les courtiers sont au port, le négociant cherche à placer sa marchandise; ce n est pas commode par le temps qui court. Il n'est pas loin de midi, car voici les omnibus qui vont chercher les voyageurs pour le départ du train de midi. Encore des étrangers qui nous quittent ; heureusement il en arrive d'autres : cela fait la navette.

Voilà de beaux chariots, ma foi, et que traînent de beaux chevaux, ils appartiennent à la filature Malo, Dickson & compagnie. Il faudra pourtant que j'aille visiter cet établissement; on le dit fort curieux. — Un nouveau mouvement se remarque dans les rues ; c'est l'heure où beaucoup de gens vont dîner, suivant la vieille tradition.

Makreel-, makreel-iou!(maquereau, maquereau!) Il paraît que la pêche a été bonne ; elles vous laisseraient presque leur marchandise pour rien.—Ah! je suis perdu! voici les marchandes de crevettes avec leur cri rauque et sauvage à me faire trouver mal. Gaernaers, gaernaers ! (grenades, grenades! ) car c'est ici le nom le plus ordinaire de la crevette. — Bon ! j'entends la sonnette qui annonce le passage du tombereau à ordures ; je ne risque rien, je vais rencontrer tout le long de ma route les boîtes ou barils remplis d'immondices; heureusement on n'y mêle pas ici, comme à Marseille, certain triste produit de l'homme. Dieu merci! nous connaissons les lieux d'aisances.

Deux heures, trois heures, quatre heures, les affaires continuent. — Bon! le clinqueur public; qu'annonce-t-il? — Hept gy geene houde schoenen te verkopen ( N'as-tu pas aucuns vieux souliers à vendre. ) C'est ici un cri fort ancien, m'a-t-on assuré.- Que font donc ces jeunes enfants assis au seuil des portes, ayant devant-elles un petit banc qui leur sert de table, sur laquelle sont symétriquement rangés des coquillages (écalippes); Schelpen voor spellen ! Ah! oui, elles échangent des coquillages contre des épingles, de même qu'à Pâques elles remplacent les coquillages par les pâquerettes (Paessche blomties). Fallait donc parler. Tiens, ma belle enfant, voilà deux sous, achète des épingles. — Ah ! le sifflet du chemin de fer, cette fois c'est le courrier de Paris. Voyons ce qu'il apportera. Y a-t-il encore un Paris? Y a-t-il encore une République? tous les jours la province se fait la même question. Non, rien à ce qu'il paraît. En ce cas, allons dîner, voici cinq heures, c'est l'heure du grand monde, c'est aussi le meilleur moment pour aller chez Charpentier. - Six heures, les cafés reçoivent leurs habitués. - Sept heures, la promenade commence ; le port et l'estacade absorbent une grande partie des promeneurs. Le Rosendael voit les autres. —

Mon Dieu ! que de mendiants! mais, en vérité, il n'y a que Dunkerque pour en receler un aussi grand nombre.

A quoi pense donc l'autorité municipale? mais cela est honteux.

Huit heures. Les promeneurs reviennent; la place Jean-Bart voit les tambours et les clairons à leur poste; voici la retraite, puis la nuit. Eh! bien! messieurs du gaz, n'allumez-vous donc pas? — C'est jour de lune. —

Cela se peut ; mais puisque la lune se cache il faut bien la suppléer. — Impossible. La lune doit se montrer; il faut qu'elle se montre. — En ce cas, marchons de confiance. Cela est favorable aux causeries en tête-à-tête, aussi certaines allées font-elles entendre le babil de quelques marins et de leurs belles. La cloche recommence son tintement; il est dix heures moins un quart; en voici pour quinze minutes, puis les portes se ferment, le gardien de la tour doit être aux aguets et attester, par l'heure qu'il répète et un son de trompette donné aux quatre points cardinaux, qu'il est bien éveillé. — Pouah! Voilà maintenant les fameuses voitures dites inodores ; doublons le pas et rentrons chez nous. — Les gardiens de nuit ont remplacé les agents de jour et se promènent de tous les côtés de la ville. C'en est fait, la population va se plonger dans le sommeil.

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