extrait de
"Une année à Dunkerque : guide pour tout le monde" par L.-Victor Letellier- Éditeur : I. Leys (Dunkerque), 1850
LETTRE XXXVII.
Aspect et mouvement de la rue à toute heure. —
Cris divers.
Drelin, drelin, drelin, drelin. Le jour commence à poindre,
en voici pour quinze grandes minutes de ce monotone tintement de la cloche en
la, l'aînée de la famille après la cloche Jésus; c'est l'annonce de l'ouverture
des portes de notre ville ; la même musique recommencera ce soir pour en publier
la fermeture. Les églises s'ouvrent aussi, car quelques fidèles y vont venir
entendre la première messe. Voici déjà certaines boutiques ouvertes ; Dieu!
qu'ils sont matineux à moins qu'ils ne soient que matinals. Ah! les caves
ouvrent leurs portes: qu'est-ce que ces pôts de grès ? que confient donc aux
ruisseaux ces habitants de la terre? bien, bien ! je n'ai que trop vu. Bonjour
et merci, ce sont nos profits. Oh! les bonnes têtes, oh ! les ravissantes
coiffures. Tiens ! ils prennent l'air à leurs balcons ; leur tête me vient à la
cheville. —
Voici les laitières avec leur joug et leur bon lait froid,
première qualité, appelé lait chaud. A la bonne heure, j'aime mieux ce tableau.
- Quel sont ces messieurs en casquette à passe-poil et à manteaux de draps gris?
je les reconnais, ce sont des douaniers de service ; ils sortent de leur
caserne et se rendent au port. Bien du plaisir, citoyens, et bonne prise. Oh!
Oh ! d'où donc peut venir a cette heure M. X. , tout habillé de noir? Il était
ainsi mis hier soir. Il m'évite ; ah! j'y suis, je devine, accostons-le.
Bonjour, M. , vous êtes matinal aujourd'hui. — Oui, j'ai manqué le chemin de
fer. — Ah ! ah! c'est drôle de ce côté. Au fait, tout chemin conduit à
Rome.- Les légumières se rendent à leur poste et de leurs caves charrient ou
transportent les légumes restés invendus. En voilà pour elles jusqu'à la brune
d'une station peu récréative sur la place Jean-Bart, à tous les vents, au
soleil ou à la pluie ; on va leur marchander pourtant jusqu'à un liard; amassez
donc des rentes
Ah! il est bien près de huit heures en ce moment; les
boulangers défournent, les colporteurs de sable à appartements amènent leurs
ânes chargés comme de sacs d'écus, et broutant par-ci par-là les feuilles et
trognons de choux.
Quoi ! déjà de l'eau ! déjà une aspersion ! Mais ce n'est
pas Samedi? Un peu de patience ou d'attention. — Que font donc là tous ces
tourlourous en négligé et une cruche à la main, l'une parfois portant l'autre?
Ah ! oui : ils vont à la grande et vieille citerne, leur propriété, puiser leur
vin blanc de la journée. — Tiens, la malle de Calais !
Il n'est donc pas si tard ou bien le courrier a été retenu.
Tout juste, voilà l'homme façon ours et son tilbury. Puis le
sifflet du chemin de fer ; c'est le départ de neuf heures. La poste a déjà
servi les autorités, voici les vaguemestres, les porteurs de dépêches, puis les
facteurs, dont une femme. Avez-vous quelque chose pour moi, madame Alexandre? —
Non, monsieur. — Ah! la ville est définitivement éveillée et entièrement levée.
Ses petites maîtresses seules reposent encore. Dormez, mesdames, c'est du bon
temps pour vos gens.
Tous les commis, tous les employés se rendent à leur poste.
Il est bien neuf heures, car voici venir les Mardickoises avec leur salade de
mer, espèce d'algue que mangent les petites gens et que j'aime aussi beaucoup.
Zee sala! Zee sala! (Salade de mer, salade de mer ! ) Dix heures, onze heures,
rien de particulier ; les boutiques voient les chalands, les courtiers sont au
port, le négociant cherche à placer sa marchandise; ce n est pas commode par le
temps qui court. Il n'est pas loin de midi, car voici les omnibus qui vont
chercher les voyageurs pour le départ du train de midi. Encore des étrangers
qui nous quittent ; heureusement il en arrive d'autres : cela fait la navette.
Voilà de beaux chariots, ma foi, et que traînent de beaux
chevaux, ils appartiennent à la filature Malo, Dickson & compagnie. Il faudra
pourtant que j'aille visiter cet établissement; on le dit fort curieux. — Un
nouveau mouvement se remarque dans les rues ; c'est l'heure où beaucoup de gens
vont dîner, suivant la vieille tradition.
Makreel-, makreel-iou!(maquereau, maquereau!) Il paraît que
la pêche a été bonne ; elles vous laisseraient presque leur marchandise pour
rien.—Ah! je suis perdu! voici les marchandes de crevettes avec leur cri rauque
et sauvage à me faire trouver mal. Gaernaers, gaernaers ! (grenades, grenades!
) car c'est ici le nom le plus ordinaire de la crevette. — Bon ! j'entends la
sonnette qui annonce le passage du tombereau à ordures ; je ne risque rien, je
vais rencontrer tout le long de ma route les boîtes ou barils remplis
d'immondices; heureusement on n'y mêle pas ici, comme à Marseille, certain
triste produit de l'homme. Dieu merci! nous connaissons les lieux d'aisances.
Deux heures, trois heures, quatre heures, les affaires
continuent. — Bon! le clinqueur public; qu'annonce-t-il? — Hept gy geene houde
schoenen te verkopen ( N'as-tu pas aucuns vieux souliers à vendre. ) C'est ici
un cri fort ancien, m'a-t-on assuré.- Que font donc ces jeunes enfants assis au
seuil des portes, ayant devant-elles un petit banc qui leur sert de table, sur
laquelle sont symétriquement rangés des coquillages (écalippes); Schelpen voor
spellen ! Ah! oui, elles échangent des coquillages contre des épingles, de même
qu'à Pâques elles remplacent les coquillages par les pâquerettes (Paessche
blomties). Fallait donc parler. Tiens, ma belle enfant, voilà deux sous, achète
des épingles. — Ah ! le sifflet du chemin de fer, cette fois c'est le courrier
de Paris. Voyons ce qu'il apportera. Y a-t-il encore un Paris? Y a-t-il encore
une République? tous les jours la province se fait la même question. Non, rien
à ce qu'il paraît. En ce cas, allons dîner, voici cinq heures, c'est l'heure du
grand monde, c'est aussi le meilleur moment pour aller chez Charpentier. - Six
heures, les cafés reçoivent leurs habitués. - Sept heures, la promenade
commence ; le port et l'estacade absorbent une grande partie des promeneurs. Le
Rosendael voit les autres. —
Mon Dieu ! que de mendiants! mais, en vérité, il n'y a que
Dunkerque pour en receler un aussi grand nombre.
A quoi pense donc l'autorité municipale? mais cela est
honteux.
Huit heures. Les promeneurs reviennent; la place Jean-Bart
voit les tambours et les clairons à leur poste; voici la retraite, puis la
nuit. Eh! bien! messieurs du gaz, n'allumez-vous donc pas? — C'est jour de
lune. —
Cela se peut ; mais puisque la lune se cache il faut bien la
suppléer. — Impossible. La lune doit se montrer; il faut qu'elle se montre. —
En ce cas, marchons de confiance. Cela est favorable aux causeries en
tête-à-tête, aussi certaines allées font-elles entendre le babil de quelques
marins et de leurs belles. La cloche recommence son tintement; il est dix
heures moins un quart; en voici pour quinze minutes, puis les portes se
ferment, le gardien de la tour doit être aux aguets et attester, par l'heure
qu'il répète et un son de trompette donné aux quatre points cardinaux, qu'il
est bien éveillé. — Pouah! Voilà maintenant les fameuses voitures dites
inodores ; doublons le pas et rentrons chez nous. — Les gardiens de nuit ont
remplacé les agents de jour et se promènent de tous les côtés de la ville. C'en
est fait, la population va se plonger dans le sommeil.
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