Gravelines, un cas d'école de la fortification bastionnée.
Difficile question que de traiter de l’adaptabilité de l’enceinte urbaine
du XVIIe au XXe siècle. Les frontières françaises en général, et celles du Nord
en particulier, ont été constellés d’enceintes dont une part importante a
disparu aux XIXe et XXe siècle parce que devenues obsolètes.
1. Des
conditions techniques nouvelles.
L’apparition et
la généralisation de l’artillerie dans la conduite des sièges a amené les
poliorcètes à changer radicalement leur vision de la ville fortifiée.
L’enceinte, au
tracé plus ou moins simple du Moyen-âge, faite de murs droits et de tours
adossées aux remparts, dont la hauteur est souvent synonyme de puissance, fait
place au XVe siècle aux tracés bastionnés.
La fragilité
évidente des murailles face aux boulets nécessitait une réponse à la mesure de
la menace des canons plus précis et capables de tirer sur les mêmes points des
remparts, contrairement aux couillards et autres catapultes. Les moyens
névrobalistiques ont vécu pour être remplacés par des armes redoutables.
La première
réponse est l’édification de cavaliers d’artillerie pour hisser des canons en
hauteur, au dessus de la muraille, quitte à réinvestir d’anciens sites comme la
motte qui jouxte la cathédrale de saint-Omer. La région manquant singulièrement
de crêtes militaires, il faut donc innover. Malheureusement cette solution
est insatisfaisante puisque ne pouvant couvrir tout le périmètre fortifié…
Une solution
plus réaliste réside dans la construction de tours d’artillerie flanquant les approches
des enceintes. Pourtant, là non plus, la solution n’est pas totalement
satisfaisante puisque fragile, exposée aux boulets ennemis et, lorsque les
pièces sont sous casemates, susceptibles d’ensevelir les servants des batteries
si elles venaient à s’écrouler.
Reste alors le
renforcement de tours d’enceinte, la noble tour à Lille ou la tour des
couleuvriniers à Bergues par exemple, pouvant recevoir des canons sur leur
sommet.
D’autres
préconisent alors la multiplication des boulevards, solution insatisfaisante
puisque séparés de l’enceinte.
De fait, le
bastion s’impose comme la meilleure des solutions…
Or, celui-ci,
s’il est une idée simple, devient un élément d’une haute technicité par sa
multiplication autour des enceintes dont le périmètre défensif est vaste.
L’usage devenu
systématique des canons implique donc autant de protéger la ville que de gêner
la visée des artilleurs ennemis. Ainsi, tout mur, toute courtine qui serait à
découvert se doit de recevoir des protections :
- devant les courtines, on élève des ravelins qui
deviennent des demi-lunes,
- les bastions reçoivent régulièrement des couvre-faces
au devant d’eux,
- le périmètre à protéger se double de chemins couverts
puis d’avant chemins couverts avec des places d’armes pour le regroupement des
troupes.
- les assiégés devant circuler rapidement, il faut
ajouter nombre d’escaliers et des poudrières pour leur permettre de tenir les
sièges.
- Il faut ajouter un vaste glacis précédent le périmètre
fortifié, forcément zone non-aedificandi herbeuse, dégagée d’arbres et
d’obstacles, avec une pente relativement faible pour que la forme des bastions
ait l’air rasante mais suffisante pour empêcher les tirs tendus des canons
ennemis…
Autrement dit,
la fortification bastionnée est nécessairement dévoreuse d’espace, un espace
pourtant vital aux villes qui connaissent une forte croissance démographique et
qui voient se profiler – au Nord – les prémisses de l’industrialisation.
Il faut donc en
convenir, le tracé bastionné provoque une mutation urbaine profonde, non pas
intra-muros mais dans le rapport que la ville doit entretenir avec son
environnement immédiat.
En effet, la
mise en place de défense avancées telles que des forts (comme sur le canal
reliant Dunkerque à Bergues) et de redoutes qui sont autant de défenses
avancées augmente d’autant plus le périmètre dévolu aux activités militaires.
De plus, le le nombre de zones interdites aux activités urbaines et civiles ne
cesse de s’agrandir…
Les défenses
naturelles comptent aussi pour beaucoup dans une région comme le Nord de la
France :
l’usage de
l’eau, omniprésente, que font les Hollandais, inspire les architectes français
qui viennent à la suite des Italiens embauchés par Charles Quint comme par les
rois espagnols :
- Errard-de-Bar-le-Duc élabore l’inondation des approches
occidentales de Calais au Fort Nieulay;
- Vauban installe des retenues d’eau et des barrages à la
citadelle de Lille, perfectionne le transport de l’eau au pied des remparts du
Quesnoy et d’Avesnes-sur-Helpe ou profite du réseau gravitaire pluriséculaire
des wateringues en Flandre littorale….
L’adaptabilité
des fortifications bastionnées est donc tout d’abord liée à la nature du
terrain comme au pragmatisme des architectes et à leur formation puisque leurs
domaines de compétence s’étendent de plus en plus... devant être à la fois
géographes, maçons, artilleurs, comptables…
La liste de
leurs compétences n’est pas exhaustive et de fait, ceux qui sont formés sur le
tas, madrés au combat au hasard des campagnes, sont un corps en voie
d’extinction !
2. de la construction elle-même
Entreprendre la
construction d’enceintes bastionnés nécessite de trouver des solutions à au
moins trois problèmes :
- trouver des matériaux en volume conséquent… et être
capable de les payer
- trouver de la main d’œuvre.
- savoir déléguer puisque les chantiers sont vastes et
nombreux et, de plus, ils sont – comme sur la frontière du Nord – simultanés. Vauban n’a-t-il pas eu à porter
son attention en même temps sur toutes les villes conquises entre 1662, date de
l’achat de Dunkerque et 1677 avec les prises de Cambrai et Valenciennes, avec
en plus la mise en place des défenses sur le reste des frontières et sur la
vaste ouverture maritime !
En ce qui concerne la question des matériaux,
l’adaptation au milieu est essentielle mais nécessite de modifier
profondément l’environnement.
Ainsi, si l’on
ne considère que le seul exemple lillois, Vauban fait creuser des canaux pour
l’acheminement des pierres devant servir de base aux murs, fait ouvrir des
fours pour la fabrication des briques mais sait convaincre Louvois de délier
les cordons de la bourse pour acheter des briques d’Armentières « plus
petites, plus chères mais qui tiennent tellement mieux la pluie que celles de
Lille » afin de les utiliser pour les parements des murs de la
citadelle… comme de se servir dans les ruines alentours.
Les dernières
grandes fortifications médiévales disparaissent ainsi irrémédiablement puisque
les bastions doivent fixer des ennemis qui ne doivent pas se retrancher dans
quelque château que ce soit…
La problématique
est identique à Avesnes-sur-Helpe ou à Condé-sur-L’Escaut au sujet de la pierre
bleue qui doit recouvrir les murailles…
En ce qui concerne les travailleurs, la recherche de main-d’œuvre est une
question épineuse : passe encore de transformer les soldats en
« armée de la brouette », il faut encore user de la corvée royale et
des réquisitions (jusque 2.000 hommes qui sont ainsi emmenés chaque jour sur le
chantier de la citadelle de Lille) qu’il faut garder au prix – parfois – de
brutalités. Après tout, les corvéables n’étaient ils pas gardés là par des
Dragons armés de nerfs de bœuf ? Le risque est grand de se priver de fait
de personnels compétents.
Enfin, il faut avoir déléguer donc accepter de faire confiance. Là n’est
pas le moindre problème. Si la concurrence est de bon aloi entre architectes
français (Vauban cède la place au chevalier d’Aspremont pour la citadelle
d’Arras, lui-même ayant été préféré à son mentor pour la citadelle de Lille),
c’est moins évident pour l’embauche des architectes locaux et pourtant, la
confiance accordée à Simon Vollant témoigne de l’approche psychologique usée
pour se faire accepter, quitte à reprendre leurs idées comme Vauban le fit pour
les fondations de la citadelle, préférant les coffrages aux pieux. On peut
considérer que s’attirer les bonnes grâces des habitants entre dans la
construction de ces enceintes qui ne vaudraient rien si les habitants les
livraient à l’ennemi
Néanmoins, la
fortification, dès la fin du règne de Louis XIV, perd déjà de son importance
puisqu’en vertu du principe divisionnaire de De Broglie et Guilbert, l’on
s’oriente de plus en plus vers une guerre en rase campagne. Les villes
fortifiées gardent une importance relative mais elles deviennent lentement des
garnisons et des services d’intendance. Elles ne sont plus nécessairement des
buts de guerre.
3. Le XIXe
siècle ou le triomphe de l’artillerie.
Le désastre de Sedan sonne officiellement le glas des
fortifications de Vauban. Si l’on entame un vaste mouvement de déclassement
pour nombreuses enceintes au XIXe siècle, l’action du général Séré de Rivières
pose la question de l’adaptation à la nouvelle artillerie : le boulet est
remplacé par l’obus et la cadence comme la puissance de tir sont plus élevées
avec le chargement par la culasse. La IIIe République a donc l’obligation de se
prémunir de son nouvel ennemi héréditaire qu’est l’Allemagne Prussienne.
Ainsi, s’il estime que les enceintes de Vauban ne seraient
en mesure de ne tenir qu’une à deux journées contre un assaut, c’est que la
menace est sérieuse.
L’idée d’entourer les villes d’une ceinture de forts
semi-enterrés se couvrant mutuellement de leurs feux pour détourner le flot
ennemi vers les plaines du bassin parisien où l’armée française doit attendre pour
le tailler en pièces est audacieuse. Trop peut-être !
En effet, les villes ont grandi démesurément avec la
révolution industrielle et sont avant des cités-ateliers dont le potentiel
économique ne peut ni ne doit tomber entre les mains ennemis.
Pour audacieuse qu’elle soit, l’idée même des rideaux
défensifs souffre alors de trois défauts :
- la croyance en des Ardennes impénétrables,
- la naïveté quant au respect inconditionnel de la
neutralité de la jeune Belgique née en 1830. On sait ce qu’il en advint dans
le plan Von Schlieffen !
- la capacité financière pour faire évoluer en permanence
les fortifications en fonction de la menace. Or, à l’aube de la IIIe
République, les finances ne peuvent permettre de réformer à la fois l’armée et
les fortifications, des choix s’avèrent impératifs.
Ici, et si l’on excepte les modifications du bastion César
au Quesnoy et l’extension de faible valeur autour des quartiers annexés de
Wazemmes, Esquermes et Moulins à Lille, c’est la « banlieue » et
l’espace rural proche des villes qui change profondément, d’autant plus que les
abords des forts répondent aux mêmes priorités que les murailles de Vauban.
A Dunkerque, par exemple, l’espace entre la ville et le
fort des Dunes à proximité de la mer à Leffrinckoucke, à l’est de l’agglomération
peuvent se couvrir de villas. Celles-ci sont alors en bois pour les démonter en
cas de conflit ou, à défaut, les incendier ou tirer au canon au travers
d’elles. Quant aux villes qui se voient imposer de nouveaux bastions, ils sont
rarement renforcés par des demi-lunes et sont devenus complexes, abritant des
casemates, des abris, des poudrières. L’espace militaire se restreint aux
bastions et aux casernes.
Ici, ce ne sont plus seulement les villes qui sont
corsetées et gênées dans leur croissance mais bien les communes alentours, qui
perdent de l’espace.
L’emprise s’élargit encore d’ailleurs lorsque l’artillerie
se perfectionnant, il faut démultiplier les défenses des forts en leur
adjoignant des ouvrages d’arrêt intermédiaires
Néanmoins, le
maintien des remparts du XVIIe siècle, s’il paraît judicieux ou économique
- c’est selon - pose deux soucis majeurs dans la
région :
- quid de la croissance urbaine qui nécessite de vastes
emplacements, notamment pour les usines, nouveau modèle de production?
- quid des populations qui seraient enfermées ;
emprisonnées ou assiégées ? Il suffit pour obtenir une réponse, se référer
à la vie quotidienne à Lille comme au Quesnoy tout au long du premier conflit
mondial…
Les capacités
d’innovations sont telles que rapidement, les forts Séré de Rivières sont
condamnés à plus ou moins brève échéance : l’introduction de la mélinite
dans les obus, capables de crever les voûtes et de défoncer les parapets ne
peut que mettre en échec ces croiseurs posés à terre qui s’inspirent largement
de l’œuvre de Montalembert, absente dans les régions septentrionales !
Seule
alternative : les abandonner ou les surprotéger à l’aide de blindages
d’acier ou en les recouvrant de béton, deux solutions onéreuses vu la longueur
de la frontière et le nombre d’ouvrages à mettre à niveau.
Ils sont en
passe d’être déclassés, abandonnés pour certains lorsque la première guerre
mondiale est déclarée… Voilà qui est donc fâcheux, la France se prépare à
découvrir ses frontières, les événements ne lui en laisseront pas le temps…
pourtant les Allemands craignaient ce qu’ils appelaient la « barrière de
fer », Von Kluck appelant même à se méfier des forts de Maulde !
Les préceptes valant à l’aube de la
IIIe République sont dépassés lors de la Grande guerre : la chute de
Maubeuge en est une parfaite illustration et pourtant, Vauban, ironie de
l’histoire, continue de rendre de précieux services à l’armée… Quant au début
d’octobre 1914, les Allemands mettent le siège devant Lille, c’est en parfaite
connaissance des forces et des faiblesses de l’enceinte qu’ils assiègent.
Malgré la conduite héroïque des 2.795 défenseurs français, c’est par les portes
ouvertes dans le rempart du Second Empire qu’ils pénètrent dans la cité, par le
Sud… et non par le Nord de la ville encore protégé par le complexe système de
Vauban…
Le 4 novembre
1918, les Néo-Zélandais enlèvent le Quesnoy en y pénétrant par des échelles…
D’ailleurs, une
génération plus tard, la ville de Bergues dont les Anglais ont bloqué les
portes avec des chars, résiste si bien lors de l’opération Dynamo, que les
Allemands la prennent à l’aide des Stukas et des sapeurs équipés de
lance-flammes…
Les remparts
sont donc encore assez efficaces pour un combat d’infanterie…
La plupart des forts ne pourront
s’opposer à la puissance de feu allemande et la Grande guerre apportera alors
la preuve éclatante de la faiblesse des fortifications face aux nouvelles
armes… Comment résister à la puissance d’un 380 ou d’un 400 mm qui comme à
Maubeuge, ébranle le fort de Leveau sur la commune de Feignies avec très peu
d’obus, puissance que l’on ne pouvait pas prévoir lors de l’élaboration des
forts…
La possibilité
enfin de croiser les feux en rideau défensif entre les forts devient réellement
dérisoire voire illusoire face au développement d’une artillerie lourde à
longue portée, souvent sur voie ferrée donc mobile ou par l’installation par la
Marine impériale de canons lourds destinés aux croiseurs, installés sur des
encuvements comme le Lange Max de 380mm, dotés d’une portée de tir dépassant
les 40 km en fonction de la hausse de tir !!!
Les calibres
légers des forts sont une défense efficace vis-à-vis de troupes d’assaut mais
leur rôle se limite désormais à la protection des abords…
4. Le XXe
siècle ou le deuil des fortifications urbaines.
La première
guerre mondiale, par l’apparition de nouvelles armes et surtout par l’usage de
la troisième dimension rend définitivement obsolète les fortifications
urbaines. L’aviation, notamment de bombardement, permet de s’affranchir de la
distance malgré les débuts de la DCA.
On amène les
fortifications sur le théâtre d’opération avec les tanks bien que ceux-ci
soient lents et peu maniables…
Les communes se
trouvent dans l’obligation de racheter aux Domaines les périmètres fortifiés
que ni l’Etat ni l’armée ne veulent prendre en charge et entretenir. Les villes
auront largement contribué à leur édification, elles referont de même pour les
racheter puis les détruire !
Il en découle
naturellement une nouvelle vague de démantèlements plus ou moins heureux,
complets dans certains cas…
Et les autres
villes ?
Celles qui ne
peuvent s’offrir le luxe de détruire les remparts sont condamnées à vivre
corsetées, obligées de se développer hors les murs, dans des faubourgs, avec
les difficultés de lien social et de tissu urbain inhérentes à la séparation
tangible des remparts. On ne craint pas leur fragilité en cas de conflit
puisque de toute façon, les remparts, qu’ils soient de Vauban ou d’autres
architectes ne sont même plus une protection contre les armes lourdes… Les
centres sont donc amenés à péricliter plus ou moins vite…
Quant à la
seconde guerre mondiale, elle a apporté la preuve du piège qu’est le combat
urbain. Seuls des blockhaus normalisés et standardisés qui sont autant de points
d’appui et d’abris se multiplient au sein et autour des villes… et encore, dans
celles que l’occupant sait être d’importance stratégique, répondant à la même
problématique à laquelle sont confrontés les Français entre-deux-guerres lors
de l’édification de la Ligne Maginot en mettant en place une défense des
frontières par une fortification discontinue et des points d’appuis qui se
couvrent mais dont sont exclues les villes…
L’enceinte
fortifiée est morte définitivement avec l’avènement de l’arme aérienne, ce que
ne pouvait bien évidemment prévoir aucun poliorcète, ne laissant en héritage
que quelques citadelles qui remplissaient et remplissent encore leur rôle de
casernes, gage de leur survie. En définitive, l’adaptabilité des fortifications
n’est que tenter de résoudre la quadrature du cercle : répondre à une
menace qui s’aggrave dès que l’on trouvé une solution plus ou moins réaliste à
la précédente. Ainsi Vauban parlait en connaissance de cause lorsqu’il disait
qu’ « il n’y a point de meilleurs juges que les canons, ceux-là vont droit
au but et ne sont pas corruptibles »
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