« La fête se définit toujours par la
danse, le chant, l’ingestion de nourriture, la beuverie. Il faut s’en donner
tout son soûl, jusqu’à s’épuiser, jusqu’à se rendre malade. C’est la loi même
de la fête »
(R. Caillois)
La période de carnaval bat son plein sur la côte. De
quelques jours, il s’est étendu dans le temps et les lieux, jusqu’à concerner
des villages où l’on ne retrouve pas de pêcheurs… en gardant toutes les
caractéristiques de la Bande des Pécheurs. Il faut en convenir, le Carnaval sur
le littoral flamand a ses propres spécificités et se trouve bien éloigné de ses
cousins méridionaux tels le carnaval de Nice…
Il faut donc avant toute chose en rechercher les racines les
plus profondes,
Puis sa signification religieuse et sa désacralisation,
passant du domaine du sacré à celui du profane
Et enfin, examiner les fêtes du littoral flamand pour en
déduire leur rôle actuel et futur…
I. Des fêtes païennes revêtues d’un vernis chrétien
I. Des fêtes païennes revêtues d’un vernis chrétien
Il y a des précédents antiques au carnaval dans les sociétés
païennes, des événements qui se placent au cœur de l’hiver.
En janvier, les dionysies
grecques, devenues les bacchanales chez les romains : on fête le dieu Pan,
être hybride mi-homme mi- bouc, dont la sexualité sauvage s’exprime auprès des
femmes, en y semant la « panique » parmi leurs rangs. Fêtes que les Romains ont adopté sous le nom de bacchanales, donc de l'ivresse et du débordement...
Bacchanales...
Il y a aussi et surtout les Saturnales romaines, qui se
fêtent à l’approche du solstice d’hiver, véritable crépuscule de l’année où
l’ordre de la société passe « cul par-dessus tête » : l’ordre
social est provisoirement inversé et parodié, les esclaves prennent la place
des maîtres et vice-versa (ce qui contredit la dialectique hégélienne du maître
et de l’esclave), où les premiers peuvent critiquer ou contredire les premiers,
où la matrone prend la place de la femme de mœurs légères… Les Saturnales, avec
l’extension de l’Empire intègrent rapidement les cultes celtes d’Epona, déesse
celte de la fertilité, ainsi que le culte de Mithra, venu d’Asie Mineure, fêté
le 25 décembre, avec le « Sol Invictus » d’Héliogabale… Lors de cette période, licence et débauche
prévalent…
En février se déroulent les Fébruales à Rome :
C’est le mois de février qui est le plus pluvieux dans le Latium et où les
marais (éliminés définitivement par les travaux d’asséchement du fascisme)
provoquent des fièvres et des grippes appelées fébruales… un mois de fébrilité
au sens premier du terme. Lors de ces fêtes, la population est appelée à des rites de
purification et d’expiation envers les dieux, durant lesquels on profite pour
faire un grand ménage dans toutes les maisons.
Se déroulent le même mois les Lupercales : dédiées à la
Lupa, la louve qui a servi de nourrice à Romulus et Remus mais dont même les
Romains reconnaissent alors qu’il s’agit d’une Lupa, une prostituée, donc une
personnalité fortement teintée d’érotisme et de sexualité et dont le rôle dans
la société romaine est régulateur… Les
lupercales sont des fêtes de fécondité où la nature reprend ses droits par des
célébrations où la jeunesse descend dans les rues à la lueur des torches et
mangent des galettes en l’honneur de Proserpine, protectrice du monde agraire…
si Rome est le modèle urbain de référence, les mentalités restent imprégnées
des cycles agricoles car vitaux… Or durant les lupercales, l’on trouve aussi
des hommes déguisés sous des peaux de bêtes qui importunent ou violentent des
femmes… C’est une sexualité brute, animale, bestiale donc or de contrôle et
donc finalement naturelle qui prévaut, loin des règles policées de la Cité.
Dans le cas de ces quatre fêtes : les conventions
sociales sont transgressées avec les mascarades, les travestissements, l'inversions des rôles sociaux et l'abolition des conventions sociales
On exprime ici une volonté primitive de renouveler la
société, de laisser libre cours à la licence comme soupape de sécurité et
d’assurer par une sexualité primitive ou primaire, une fertilisation à la fois
de la nature mais aussi de l’ordre établi… après tout, les dieux ne sont pas en
reste de ce côté-là…
Les fêtes opèrent
donc une catharsis dont le rôle est d’évacuer les tensions
II. L’irruption du christianisme
II. L’irruption du christianisme
Le christianisme propose une foi universelle. Paul de Tarse,
missionnaire décisif, conseille de s’adresser aux Gentils, les païens. C’est la
fin de l’exclusivité judaïque… encore faut-il cependant que la doctrine
chrétienne puissent s’intégrer aux mentalités de l’Empire romain… Or il faut
que les esprits païens soient prêts à accueillir la « bonne parole ».
Revenons toutefois sur le terme de « paganus ». Il
en dérive deux mots en français :
Le paganus est celui qui habite sur le pagus, la
circonscription essentiellement rurale, que l’on pourrait assimiler aujourd’hui
au canton et dont le mot paysan est dérivé.
En même temps, l’habitant des pagi (pluriel de pagus) est
évangélisé en dernier, car la christianisation suit le chemin des ports et des
villes par les voies romaines… et à plus forte raison dans nos contrées, qui
sont les dernières à faire l’objet de l’attention des évangélisateurs, ils sont
donc des païens.
Dans les deux cas, les fêtes précitées sont d’une importance
vitale car liées aux cycles agraires ! Pour faire accepter le
christianisme, il faut intégrer les
fêtes et les lieux de culte païens en leur donnant des significations
chrétiennes, ou à défaut, les rendre abominables (par exemple l’hippophagie,
rare interdiction alimentaire canonique chrétienne !) aux yeux des
convertis.
L’Eglise chrétienne fait donc œuvre de syncrétisme. Et
nombre de fêtes païennes sont christianisées ipso facto. Le meilleur exemple en
est Noël : le 25 décembre, fête de Mithra, du Sol Invictus et de
l’apothéose impériale… or on le sait et l’Eglise l’admet enfin du bout des lèvres,
ni date ni année ne sont historiquement bonnes !
L’Eglise catholique est avant tout faite de traditions et
non de respect des textes !
Gélase Ier
Il importe donc de faire cesser le désordre
« païen »… Ainsi, pour mettre fin aux Lupercales, le pape Gélase fait
distribuer les galettes destinées à Proserpine aux pèlerins venus à Rome et met
ainsi fin aux orgies… et renforce cela en imposant le culte de Saint-Valentin
pour sacraliser plus encore la norme du mariage chrétien… difficile donc quand
mardi-gras et st-Valentin tombent le même jour, il faut choisir son camp !
Et Pâques ?
La signification de des Pâques est une nouveauté dans
l’Empire : les Pâques commencent avec le mercredi des cendres et finissent
par le dimanche de Pâques, soit quarante jours de carême. Mais encore faut-il
s’accorder sur le carême !
Le carême rappelle les 41 jours de jeûne de Jésus retiré au
désert et les 40 ans de tribulation des hébreux à la sortie d’Egypte, punis
pour le veau d’or, c’est le temps du pain sans levain et des herbes
amères ! Il se comprend donc comme un temps de pénitence, de réflexion, de
mortification.
De fait durant le carême : aucune fête ne peut se faire
et le droit canon introduit l’interdiction des aliments riches : viande,
produits laitiers, graisses, « sucres » (le miel).
Cette interdiction est ensuite étendue aux œufs, d’où des
stocks à écouler en œufs et omelettes à Pâques puis à tout ce qui vient de
l’animal.
La répression est prise en main par les rois, notamment par
Charlemagne qui punit même de mort les transgressions mais il est coutumier des
interventions dans le domaine théologique, qu’il s’agisse de la querelle du
filioque ou de l’interdiction de la crémation dans le capitulaire de 800.
Une célébration mobile
Encore faut-il savoir déterminer la date de Pâques :
elle est fixée à la première lune pleine après l’équinoxe de printemps. La date
flotte donc entre le 22 mars et le 25 avril, ce qui entraîne de fait la
mobilité du mardi-gras, de l’Ascension et de la Pentecôte. Ajoutons à cela que
le concile de Nicée de 325 impose que Pâques soit une fête dominicale… L’année
solaire compte 12 mois, l’année lunaire plus ou moins 13 (puisque le mois
lunaire est de 28 jours) donc les cycles de la lune, fatalement, ne se calquent
pas sur ceux du soleil. Si Pâques doit obligatoirement être un dimanche, alors
la mobilité s’accroît plus encore. Le carême peut donc commencer le mercredi
des cendres, lendemain du mardi-gras…
Moment de jeûne et de mortification, tourné vers la prière
en souvenir des 40 jours de désert de Jésus, comme nous l’avons vu plus haut,
les interdictions canoniques alimentaires se multiplient… L’alimentation s’appauvrit.
Elle ne disparait pour autant, il ne s’agit pas d’une jeûne total et ascétique.
Il ne faut pas oublier que jusqu’une période très récente, la ration
alimentaire de base est composée pour moitié de pain (le terme de « copain »
est ce qui accompagne le pain), de fèves et autres légumineuses et le vin,
souvent allégé et de mauvaise conservation, remplace l’eau qui souvent n’est
réservée qu’aux activités artisanales ou au nettoyage parce qu’insalubre… Lors
de certaines crises frumentaires profondes, certains évêques lèvent
temporairement l’interdit sur l’alimentation carnée par manque de pain.
Des dérogations sont possibles : Henri II obtient la
levée de l’interdit sur la viande pour les malades et petit à petit, des
indulgences sont accordées aux plus riches en échanges de dons, d’aumônes, de
donations… L’Eglise catholique trouve là un des premiers germes de la discorde qui
aboutira aux objections luthériennes. Les Rois, bras séculiers de l’Eglise,
veillent toujours au respect des prescriptions canoniques. Henri IV, ancien
Huguenot qui trouvait que Paris valait bien une messe, interdit aux bouchers de
« vendre aucune chair pendant le carême ». Le porc, animal de
consommation de masse, ne peut donc être tué que pour être salé. En 1595, il
décide de punir de mort ceux qui viendraient à s’obstiner. L’on tolère donc
dans certaines villes les parades du mardi-gras avec des bœufs gras, tués à la
fin du cortège, et la viande revendue. Ces parades ressemblant assez aux
anciennes foires et comices agricoles ne sont pas d’ailleurs sans rappeler les
fêtes athéniennes de l’hécatombe. Ces parades sont interdites à la Première
République et ne reprennent qu’avec l’ordonnance du 23 février 1801 pour
disparaitre lentement…
Et le carnaval dans
tout ça ?
Le mot, en tant que tel, apparaît en Français en 1549,
remplaçant petit à petit «caresme-prenant»… que l’on trouve encore
dans les pièces de Molière. Si les linguistes se perdent en conjectures sur l’étymologie
du mot, qu’il s’agisse d’enlever la viande, de dire adieu à celle-ci ou de l’avaler
avant 40 jours de privations, l’esprit est le même dans tous les cas, on dit
temporairement adieu à la chair. Cependant, s’agissant du prélude à l’un des
temps les plus forts de l’année chrétienne, il fallait que l’Eglise encadre
strictement ces fêtes dont elle craignait les débordements. Car, au Moyen Âge,
elles ne manquent pas, telle la fête des fous, où se mêlent clercs et laïcs
dont la plus célèbre des descriptions est celle de Victor Hugo dans « Notre-Dame
de Paris » et où le peuple élit le Roi des Fous… Tiens, on revient à la
galette de l’Epiphanie…, mais aussi les fêtes de l’Âne, celles des Innocents ou
à Paris, la procession du Renard. Ces festivités populaires auxquelles se mêlent
clercs et laïcs, nobles et roturiers sont régulièrement frappées d’interdits,
notamment par le concile d’Auxerre en 578.
La fête des fous, selon "Notre-Dame de Paris"
Les jours gras sont donc des rassemblements populaires dans
le sens profond du terme. C’est le moment du relâchement, de la licence et de
la débauche. Encore faut-il le faire en toute quiétude d’où l’habitude de se
masquer et de ses travestir. Comme pour les fêtes païennes, les rôles sociaux
ou sexuels s’inversent : le laïc s’habille en prêtre, l’homme en femme,
etc. Les jours gras sont marqués par des repas lourds et roboratifs, des
beuveries, des mascarades et des défilés qui ne sont pas sans rappeler les
charivaris, auxquels certains rois comme Henri III participent activement sous
l’anonymat du masque.
C’est le temps des excès où l’on fait des tours aux
notables, aux femmes, où l’on entre dans les maisons pour chahuter les
bourgeois, où les domestiques volent ou pillent les offices en toute quiétude
et où la foule vide les celliers ! Parfois même, certaines vengeances s’opérant
par de bonnes et franches bastonnades… mais contre qui se plaindre si l’on ne
peut l’identifier ?
Petit à petit, le sens religieux de la fête se perd pour n’en
retenir que les excès. Le carnaval devient un moment de brassage social, de
remise en cause de l’ordre établi, des conventions pour s’imprégner de relents
de paganisme et de laïcisation avant l’heure.
Avec la Révolution Industrielle, l’explosion urbaine et les
déracinements qui s’ensuivent immanquablement, la foule du prolétariat se
déchristianise (d’ailleurs le XIXe et le début du XXe siècle sont l’époque des
grandes « missions de l’Intérieur », aussi importantes que l’évangélisation
des colonies). La fête populaire perd son sens religieux. C’est une fête
débridée qui sert de soupape de sécurité à tous et non pas à certaines
catégories socio-professionnelles comme celle du Broquelet à Lille, qui
concernait avant tout artisans et ouvriers des filatures et des dentelleries.
Autre conséquence, le jeu, très mal vu car débouchant
souvent sur des querelles, devient une des principales licences, l’on se masque
pour jouer aux paris et autres jeux d’argent. Les municipalités et autres
échevinages sont obligés de légiférer, prenant le relais de l’Eglise. Elles
interdisent les masques le plus souvent, le port des épées et bâtons, le jeu…
bref, l’on tente d’encadrer les débordements. Les carnavaleux sont désignés
comme fauteurs de troubles et perturbateurs de l’ordre public, surtout pour les
tapages de nuit et les violences diverses et variées. Dunkerque n’échappe pas à
la règle puisque les échevins le réglementent dès 1676 !
Interdit de 1790 à 1798, il fait l’objet d’une ordonnance d’interdiction
annuelle qui reprend toujours les mêmes termes ou peu s’en faut. D’ailleurs, il
est une interdiction datant d’avant la IIIe République, qui vaut encore sur le
littoral par certains arrêtés municipaux, reprenant les termes du code pénal à
savoir « de prendre des déguisements de nature à troubler l’ordre public
ou à blesser la décence où les mœurs, de porter aucun insigne, aucun costume ecclésiastique
ou religieux, d’apostropher qui que ce soit par des invectives, des mots
grossiers ou provocations injurieuses, de s’arrêter pour tenir des discours
indécents et provoquer les passants par gestes ou paroles contraires à la
morale, de jeter dans les maisons, dans les voitures et sur les personnes des
objets ou substances pouvant causer des blessures, endommager ou salir les vêtements…
III. De Flandre littorale et de Dunkerque en particulier
III. De Flandre littorale et de Dunkerque en particulier
Le carnaval en Flandre ne se limite pas à Dunkerque, on
connait notamment celui de Bailleul et nombre de festivités allient les défilés
de la population à la promenade des géants. A la différence du Carnaval de
Nice, où les chars du Corso défilent, ici, c’est toute la population qui est
mise à contribution. Comme pour les festivités médiévales, l’ambiance est
débridée, entre les bandes et les bals, les populations se mêlent, chantent,
boivent, dansent et parfois, enfin, quand l’état le permet, vont plus loin que
de simples câlins… Quel quadragénaire et plus ne se souvient pas de ce qui
pouvait se passer derrière les tentures de l’ancien Kursaal.
Le Reuze, le géant de Dunkerque est indissociable du
carnaval. Représentant Allowyn, ce guerrier venu du Nord qui s’était blessé en
débarquant sur l’estran… empalé sur sa propre épée, il aurait été, selon la
tradition, mais on sait ce que valent nombre de récits folkloriques ou épiques…
Saint-Eloi, le conseiller et orfèvre de Dagobert passant par-là, le soigna puis
le converti à la foi chrétienne. Allowyn resta donc à l’église des dunes pour
les protéger de ses anciens coreligionnaires. La tradition veut que les
Dunkerquois tressèrent alors un mannequin d’osier pour donner l’illusion de sa
présence après sa mort et lui rendirent ainsi un hommage particulier… Ne
discutons pas du bien-fondé de cette légende, elle ne vaut que par les traits
merveilleux d’un Saint-Eloi convertissant un barbare plus craint que la peste
et dont on disait, pour effrayer les enfants, qu’il allait les dévorer… cela
reste du domaine du merveilleux.
Les géants ont donc à l’origine une fonction
processionnelle, il est associé aux grandes manifestations et processions
religieuses puis petit à petit, est associé aux fêtes profanes, se mêlant au
carnaval. Ainsi, à Dunkerque, le Reuze et sa famille, qui s’est complétée au
fil des siècles, ne déambule plus avec les masques tout au long du parcours. Encore
se borne-t-il ces dernières années à accueillir les carnavaleux à l’Hôtel de
ville, surtout depuis que les chevaux de traits ont remplacé le tracteur
agricole qui le tirait, pour rejoindre sa place près de la statue de Jean Bart…
On suppose qu’il apparait à Dunkerque pour la première fois en 1550, à l’origine
géant porté, on lui adjoint au XVIIIe siècle une épouse, puis des enfants de
plus petite taille… Régulièrement enfermé dans le beffroi de Saint-Eloi, où se
trouve aujourd’hui l’office de tourisme, il sort néanmoins régulièrement en
grandes occasions comme les défilés pour les veuves des pêcheurs à Islande et
participe à l’inauguration du chemin de fer en 1848, se rend dans d’autres
villes comme Douai ou Bruxelles.
Mais revenons au
carnaval dunkerquois.
Au début limité à la
ville, puis aux ports de pécheurs, il s’est étendu. Les populations
industrieuses ont toujours eu besoin de fêtes mais si elles ont tendance à s’estomper :
les ducasses, les kermesses et le carnaval subissent la concurrence des congés
payés…
Avec le développement de la pêche à la morue, les marins
dunkerquois devaient se défouler avant de partir en mer… Or, traditionnellement
le départ est fixé au mercredi des cendres, premier jour de carême… Rude et
souvent mortel, le métier d’Islandais est souvent sans retour. Les murs des
églises du littoral, à commencer par la Petite Chapelle, en sont de vibrants
témoignages… Les familles reçoivent
avant le départ la moitié de la paye car femmes et enfants doivent survivre le
temps de la campagne et attendent le retour des marins huit à neuf mois plus
tard… quand ils reviennent et quand la campagne est fructueuse car les
mauvaises années, le labeur n’est pas payé car rien n’a été péché… Les famines dans des ports comme les
Fort-Philippe, à l’embouchure de l’Aa, ne sont pas rares au début du XXe
siècle.
Mais qu’est- ce que la vie d’un pêcheur à Islande si ce n’est
celle d’un forçat de la mer ? Nulle question ici de chalut. On pêche avec
des lignes lestées, depuis la coupée ou sur des doris, petites barques à fond
quasiment plat qui se confondent avec la ligne d’horizon. Le poisson sitôt
monté à bord doit être nettoyé, vidé, salé pour le conserver… Les mains des
marins sont mises à rude épreuve : constamment blessées, coupées, soumises
à la morsure du sel et de l’eau de mer, froide, souvent les engelures et les
maladies sont le lot quotidien. Pendant longtemps, il n’est pas de moyen de
communication et il faut l’action de
sociétés caritatives pour avoir des navires-hôpitaux… car en plus, l’Islandais
mange du pain de misère à bord… comme tout marin avant l’invention des réfrigérateurs
et des conserves. Ce sont donc des métiers durs que l’on commence tôt… au début
du XXe siècle, il n’est pas rare d’embarquer comme mousse dès l’âge de neuf ans…
Quel rapport avec le carnaval… Déjà le nom : Visscherbendes,
les bandes des pêcheurs, en donne toute l’essence. Les marins s’apprêtent à
quitter femmes et enfants pour tenter de gagner leur vie, ne sachant pas s’il y
aura un retour et si le travail portera ses fruits. C’est donc le défoulement
le plus complet qui prévaut… Faut-il y voir comme certains ethnologues un rite
de fertilité païen comme les Saturnales ou les Lupercales. Possible, mais si c’est
aspect existe, il est comme beaucoup d’actes de la vie parfaitement
inconscient. Ceci dit, nous maintenons encore aujourd’hui sans le savoir des
traditions antiques et païennes comme l’alliance à l’annulaire, le porter de
mariée au-dessus du seuil de la maison, ou encore le sapin de Noël… voire même
dans certains cas, la grève de la faim…
Certes, le déchainement des passions peut laisser à le
croire mais si on ne doit pas savoir ce qui se passe sous les jupes d’un géant,
on ne sait pas ce qui se passe dans la bande et les bals. D’ailleurs, assez de
couples en savent quelque chose, pendant les sorties carnavalesques, tout ou
presque se permet. Il faut plutôt y voir l’occasion, qui comme toujours fait le
larron, de se « lâcher » sous couvert de l’anonymat du costume et du
masque ou du grimage. Tous ne font pas carnaval en bons enfants. L’intrigue,
menée par les « figuemen », est l’occasion d’embêter certaines
personnes, voire de régler « méchamment » certains comptes, ce qui
est le plus amusant quand la cible ne reconnait pas l’interlocuteur…
Les bandes des pêcheurs sont avant tout un moment de gigantesque
défouloir où, comme dans les fêtes païennes et médiévales, la société est
passée « cul par-dessus tête »… Les femmes se déguisent en hommes,
les hommes en « ma-tante », assez outrancièrement, et l’on trouve
tous moyens de faire la fête, que ce soit dans les cafés qui jalonnent le
parcours de la bande, dans les chapelles c’est-à-dire chez le particulier, ou
dans les bals... et là non plus, on ne suce pas que des glaçons… En ces temps
obscurs, après les Trente Glorieuses, le Carnaval des Quarante Piteuses n’en
est que plus fort. Déjà interdit pendant les guerres. Lors de la Grande Guerre,
en raison des risques courus par les rassemblements, la ville étant soumise à
de très réguliers bombardements aériens dont la façade se Saint-Eloi porte
encore les stigmates, puis lors de la Seconde parce que la ville était sous le
joug allemand, il n’était guère de défoulement possible, ce qui obligea les
dunkerquois à mettre les « bouchées doubles » à la fin des
conflits. De même, lors de la première guerre du Golfe, l’interdiction faite
par crainte des attentats terroristes n’empêcha pas certains de défiler envers
et contre tout. Le carnaval est donc un gigantesque défouloir, une catharsis de
masse où tous se retrouvent sans barrière, ni sociale, ni finalement morale. Si
à l’origine la fête était pour ceux qui allaient en être privés pour raison de
campagne de pêche, maintenant cela va bien au-delà.
Des atouts certains
Le Carnaval, cependant, a d’autres atouts. Parce que
jouissant d’une longévité exceptionnelle, il est un moment de mémoire et de
cohésion : les chansons évoluent mais certaines restent indémodables et
font rappel d’évènements douloureux ou heureux, d’épisodes climatiques, des
conditions de vie, etc. Quant au rigodon final, où tous se rassemblent au pied
de la statue de Jean Bart, c’est bien une communion totale de la communauté et
ce bien que la cantate soit récente car
chantée pour la première fois à l’inauguration de la statue de David d’Angers,
en présence de l’Amiral Prince de Joinville le 7 septembre 1845… Preuve de la
vitalité du carnaval dunkerquois, c’est que cet hymne est précédé depuis
quelques années à l’hommage à Co-Pinard, Jean Minne, qui fut tambour-major de
longues années et que l’on retrouve sur la fresque de Degans, la fameuse
mosaïque qui orne le hall d’honneur de la Communauté Urbaine de Dunkerque… Coté
chansons, si nombre de musiques sont des marches napoléoniennes (tout comme l’uniforme
du tambour-major auquel la clique des musiciens et le reste du cortège sont
soumis), elles se renouvellent lentement grâce à des groupes qui écrivent leurs
chansons, les vendent en CD et finalement les voient s’intégrer aux défilés.
Mais si cela n’était pas, le carnaval sera moribond depuis longtemps. D’ailleurs,
les carnets de chants des plus anciens montrent bien des chansons tombées dans
l’oubli depuis belle lurette.
Doit-on craindre que le carnaval soit victime de son succès ?
Question ardue à laquelle il faut apporter une réponse de Normand… Non car il n’a
jamais été aussi populaire et l’allongement officieux de la saison qui commence
et se termine de plus en plus loin au-delà des dates fixées par le calendrier
le prouve. Même des villages qui n’ont jamais vu de pêcheurs à Islande ont leur
propre bande, que désormais, il faille faire le choix entre plusieurs bals,
entre le Kursaal de Dunkerque et d’autres salles… La vitalité est là et
certainement parce qu’en ces temps obscurs, les gens ont besoin de se défouler,
de se rassurer… la fête est plus paroxystique et nombre d’anciens se plaignent,
à raison, de certaines violences en augmentation autour et dans les bals et
cortèges, que nombre de chapelles ne s’ouvrent désormais que sur invitation…
Parfois donc le défoulement est l’occasion d’aller bien plus loin que le simple
amusement… Depuis quelques années, il a fallu édicter une charte du carnavaleux
pour définir les règles ad-hoc de comportement.
Oui cependant, il est aussi victime de son succès mais pas
de son propre fait. Depuis quelques années, il est devenu l’argument
touristique incontournable. Quelques vedettes de la télévision sont venues
paraître – et non participer – puis la télévision elle-même est venue faire des
reportages (dont le plus honteux et ridicule fut sans conteste celui de Canal
+), les journaux télévisés en vont de leur reportage quelques jours avant la
bande… et enfin, il y eut quelques films de cinéma plus ou moins égaux et plus
ou moins bien acceptés… Bref, tout est fait pour attirer du monde, mais qui n’a
pas nécessairement les codes pour comprendre et encore moins pour participer.
Ainsi, certains s’imaginent que l’honneur d’être en premier ligne leur est dû
alors qu’on le mérite, qu’on le gagne et qu’en plus, il faille faire le poids…
Pour d’autres, c’est l’occasion d’outrepasser les limites en imaginant qu’il ne
s’agit là qu’une gigantesque beuverie, hurlant aux bals de se faire refouler
par les vigiles parce que non déguisés. Un bal de carnaval, ce n’est pas une
boite de nuit.
Aux dires même de certains carnavaleux, l’esprit se perd et
il faut en plus se battre contre certaines sociétés commerciales à l’image de
la société Ricard qui venait distribuer au début des années 2000 des biberons
de leur breuvage anisé. Du calme, ici ce n’est pas un pays de buveur d’eau mais
d’amateurs de bière, l’aliment hygiénique selon les recherches de Pasteur !
Il importe donc de se recentrer sur les vraies valeurs du
carnaval et lui rendre son aspect populaire (le budget des entrées de bal et le
prix des consommations devient prohibitif pour nombre de carnavaleux et l’on
voit de plus en plus fleurir sur internet, Facebook notamment, des propositions
de revente de place à prix coutant alors qu’il y a quelques années, les prix
enflaient comme au marché noir), arrêter d’en faire la promotion forcenée pour
revenir à cette idée de village gaulois sans les excès des « extérieurs »
qui souvent posent des problèmes…
Finalement...
Néanmoins et quoiqu’il en soit, le carnaval reste d’une
importance d’utilité publique. Car les temps que nous vivons sont inquiétants…
Quel avenir nous réserve-t-on ? Quelles perspectives offre-t-on à la
population. Il reste une soupape de sécurité, par la catharsis, où les tensions
sociales et économiques s’affaiblissent, où l’appréhension ou la peur des
lendemains qui déchantent s’estompent quelques temps… tout est dans l’art,
finalement, de le vivre, de le comprendre…
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