In C. Martin & G. Parker – Le dossier de l’Invincible Armada
– Tallandier, 1988, 402 p, pp.227-244
Alors que l’Armada navigue entre Lisbonne et les Flandres,
très peu de correspondance militaire sera échangée entre Médina Sidonia et le
duc de Parme. Le 10 juin, tandis que médina Sidonia a toutes raisons de croire
pouvoir atteindre le rendez-vous dans la quinzaine, il envoie une zebra en avant pour informer Farnèse de
ses progrès, lui faisant remarquer qu’étant donné la présence des bancs de
sable et le manque de port de haute mer, il ne pourrait être question
d’envisager un chargement des troupes près de la plage. Sa lettre suivante est
datée du 25 juillet et ne fait que répéter qu’après la parenthèse de la Corogne,
il était de nouveau en route. Aucune confirmation ne sera donnée par le duc de
Parme aux deux courriers de Medina Sidonia. Le 31 juillet, lorsque l’Armada
approche de Plymouth, celui-ci se plaint de n’avoir pas assez de pilotes
connaissant les côtes flamandes et, quatre jours plus tard, au large de l’île
de Wight, après les premiers combats, il demande un réapprovisionnement urgent
en poudre et boulets, et confirme encore son arrivée au rendez-vous. Il n’aura
pas davantage de réponse.
Le 5 août, au large de Berry Head, Medina Sidonia essaye
encore : cette fois, il envoie un pilote pour expliquer ce qui avait
ralenti la marche de l’Armada et préciser les renforts dont il a besoin. En
dépit de ce dernier messager, il n’y a toujours pas signe de vie de la terre
lorsque la flotte atteint Calais, Medina Sidonia touche au désespoir :
« Je n’ai pas cessé d’écrire à Votre Excellence, et je n’ai reçu ni
réponse à mes lettres, ni accusé de réception. »
On se trouvait devant une situation pour le moins
extraordinaire. Les deux commandants de la plus grande opération amphibie de
l’histoire européenne ne trouvaient même pas en contact l’un avec l’autre. On a
beaucoup commenté dans le passé le silence d’Alexandre Farnèse. Certains (parmi
lesquels beaucoup d’historiens espagnols) ont été jusqu’à l’accuser d’avoir délibérément
saboté l’opération. C’est à la fois de la méchanceté et une interprétation
fantaisiste des faits. C’est présumer que voyager par terre ou mer à cette
époque était facile, simple et se faisait en toute sécurité. On est loin du
compte. Au XVIe siècle, le trajet entre deux mêmes points pouvait prendre des
jours, des semaines ou des mois ; selon les circonstances météorologiques,
l’état des routes et ponts ; en fonction des disponibilités des moyens de transport ;
sans parler de la présence de bandits et détrousseurs en tout genre qui
infestaient les campagnes.
Une lettre expédiée de Bruxelles vers Paris ou Madrid, par
exemple, pouvait atteindre sa destination en une douzaine de jours. Mais durant
l’été et l’automne 1588, la combinaison du temps exécrable et de l’activité des
partisans huguenots dans le Sud-Ouest fit que certaines missives prirent plus
de trois semaines à parcourir le même trajet, tandis que certains plis
importants n’arrivèrent pas du tout à destination. En temps normal, il est
vrai, les communications par mer étaient sensiblement plus rapides et plus
sûres que par terre. Mais nous n’étions pas en temps normal. En premier lieu,
même si un messager espagnol pouvait espérer trouver son chemin vers les côtes,
il lui était beaucoup plus difficile de revenir vers l’Armada dans la mesure où
celle-ci avait pu, entretemps d’être déplacée dans une nouvelle direction.
Ensuite, les eaux de la Manche étaient infestées de patrouilles anglaises. En
fait, avoir espéré des communications rapides et sûres entre lui et le duc de
Parme révèle chez Medina Sidonia une profonde méconnaissance des limites
logistiques de sa position. Ce fut une de ses rares erreurs durant la campagne,
mais elle devait s’avérer fatale.
Il est prouvé qu’aucun des courriers de l’Armada ne put
atteindre les Flandres en temps utile. L’officier envoyé le 31 juillet pour
établir le contact avec le duc de Parme – la flotte était arrivée à hauteur de
Plymouth – ne put partir que le lendemain matin et il n’atteignit les Flandres
que le 6 août. Le messager parti du large de l’Île de Wight le 4 août arriva le
même jour que son prédécesseur à l’état-major d’Alexandre Farnèse. A ce
moment-là, l’Armada mouillait au large de Calais et il fallut deux jours
supplémentaires pour que le fait fût connu dans les Flandres. On peut dire que
si la progression de la flotte dans la Manche avait paru laborieuse à Medina
Sidonia, elle s’était révélée trop rapide pour le duc de Parme.
En tout état de cause, tard dans la soirée du 6 août, la
pinasse qui amenait la réponse des Flandres atteignit Medina Sidonia et sa
flotte alors qu’elle était sur le point de jeter l’ancre devant Calais. Pour
commencer, elle fut prise pour un navire ennemi et on ouvrit le feu sur elle.
Elle s’empressa de se faire connaître et enfin put délivrer le message que
Medina Sidonia n’espérait plus voir arriver. Ce qu’il lut n’était pas de nature
à lui remonter le moral. Le duc de Parme lui annonçait qu’il ne pourrait amener
ses troupes avant le vendredi 12 au plus tôt.
Vendredi ? Encore six jours ? Medina Sidonia était
catastrophé. La grande flotte se trouvait exactement dans la situation qu’il
craignait depuis le début. Que pouvait-on faire ? Attendre que Farnèse
soit prêt plaçait l’Armada dans la situation la plus périlleuse qui soit. Juste
hors de portée de son tir croisait la flotte anglaise, et l’autre côté, vers la
côte, se trouvaient les dangereux « bancs des Flandres », dont le
danger avait encore été accentué depuis que les Hollandais avaient retiré
toutes les bouées et les perches qui les indiquaient aux navigateurs. Il n’y
avait aucune possibilité pour l’encombrante force d’intervention de Medina
Sidonia de se rapprocher davantage du point d’embarquement de Farnèse. Il ne
pouvait que rester au large de Calais en espérant que rien ne se passe. Il
devait bien savoir qu’il y avait bien peu de chances pour que les Anglais
laissent la grande flotte tranquille pendant six jours. L’occasion serait trop
belle.
Les interrogatoires de Don
Diego Pimentel, un officier d’infanterie capturé par les Hollandais deux
jours plus tard, révèle en tout cas qu’au moins une partie du haut commandement
de l’Armada était dans l’ignorance totale de la situation exacte dans les
Flandres. Pimentel ne cacha pas aux Hollandais qu’il attendait que Farnèse
fasse mouvement dans leur direction avec toutes les forces qui seraient prêtes.
Lorsqu’on lui demanda s’ils n’avaient pas réalisé que les Hollandais avaient
installé devant Dunkerque une puissante escadre de guerre qui pourrait
s’opposer vigoureusement à toute tentative du duc de Parme et de ses hommes,
Pimentel reconnut qu’ils s’étaient effectivement attendus à une chose pareille.
Mais il ajouta qu’étant donné que Farnèse avait rassemblé près de 100 navires
et au moins autant de barques, avec de plus une armée de 40.000 hommes
(c’était, bien entendu, les chiffres de Pimentel), « il ne leur était
jamais venu à l’esprit que le duc de renoncerait pas à une sortie ».
Pimentel se demandait en effet pourquoi Farnèse n’avait pas au moins envoyé son
escadre de petits navires – hérissés de canons comme il l’imaginait – pour
repousser la flotte hollandaise. Même s’ils avaient dû périr dans l’engagement,
cela aurait au moins permis aux barques de s’échapper et de rejoindre l’Armada.
Si l’on accepte que le témoignage de Pimentel reflète
l’opinion de Medina Sidonia sur ce point – et il n’y a guère de raisons de
penser le contraire ; Pimentel étant, comme devaient le noter les
interrogateurs, « lié par le sang avec les principales familles
d’Espagne », et n’ayant aucune raison de mentir – on peut entrevoir trois
raisons distinctes qui provoquèrent l’échec de la rencontre envisagée par
Philippe II.
D’abord le capitaine général de la Mer océane présumait que
les nouvelles de son approche l’avaient précédé. Ce qui, nous l’avons vu, était
complètement faux. Ses propres messagers ne furent pas les seuls qui
n’arrivèrent pas à précéder la flotte. Les premières nouvelles sur la bataille
de la manche à atteindre les Pays-Bas vinrent en fait des Anglais : à 15
heures, le 6 août, les diplomates anglais à Bourbourg reçurent une lettre de
Londres annonçant que les bateaux de la reine avaient été attaqués par l’Armada
au large de Plymouth. La délégation commença aussitôt à faire ses bagages, au
grand amusement des négociateurs espagnols qui suggérèrent au duc de Parme
qu’il ne s’agissait là que d’un subterfuge pour essayer d’obtenir des
concessions diplomatiques de l’Espagne. Ils ne comprirent l’attitude des
Anglais que plus tard. La seconde erreur de Medina Sidonia, telle qu’elle
apparaît dans l’interrogatoire de Pimentel, découle directement de la première,
il croyait – à tort – que Farnèse, étant prévenu, aurait placé ses troupes à
bord des barques et des petits navires avant que lui-même n’eût atteint le
Pas-de-Calais et aurait donc été à même de se diriger vers l’Armada dès qu’elle
serait en vue. Dans cette évaluation erronée il y avait bien plus qu’une
carence des communications : on se trouvait devant une incompréhension
mutuelle fondamentale.
On ne peut faire autrement que de rejeter une bonne partie
des blâmes sur le duc de Medina Sidonia. Il avait reçu toutes les informations
nécessaires avant le départ de l’Armada. Dans le milieu du mois de mai, le
capitaine Francisco Moresin, un officier d’état-major de l’armée des Flandres,
était arrivé à Lisbonne pour mettre Medina Sidonia au courant de l’état de
préparation de Farnèse. Ses nouvelles n’étaient pas encourageantes. D’abord,
Farnèse que pouvait rassembler que 17.000 fantassins et 1.000 cavaliers pour
les embarquer. Ensuite, il ne disposait d’aucune escorte pour les barques
plates et les barges dans lesquelles ils seraient transportés. Perplexe, Medina
Sidonia avait rapporté la chose au roi, duquel il ne reçut que peu de
réconfort. A la nouvelle du nombre réduit d’hommes disponibles, Philippe II
avait répliqué que ce serait largement compensé par l’augmentation des
effectifs que l’on était en train d’embarquer en Espagne sur l’Armada :
10.000 hommes de l’Armada pourraient ainsi débarquer en Angleterre avec l’armée
du duc de Parme. Le roi glissa rapidement sur l’absence de toute escorte navale
en lançant la balle dans le camp de Medina Sidonia. Les bateaux de Farnèse,
déclara Philippe II, n’étaient pas de ceux qui « pouvaient se livrer à une
traversée sans que l’on ait clairement dégagé le chemin de tout na vire ennemi. Ce sont en effet des bateaux
prévus pour le transport et non pour le combat ».
Medina Sidonia semble avoir oublié – ou n’avait pas vraiment
compris – ce fait important. Le 10 juin, comme l’Armada s’approchait de La
Corogne, il met en évidence cette erreur d’appréciation dans une lettre à
Farnèse, lui confirmant : « Je viens à la rencontre de Votre
Excellence, et je vous écrirais à nouveau lorsque j’entrerai dans la Manche
afin que Votre Excellence puisse savoir où se diriger pour nous
rejoindre. » Il pressait ensuite le duc de Parme de lui répondre et de lui
faire savoir « où en sont vos préparatifs, quand pourrez-vous prendre la
mer et où pourrions-nous nous rencontrer ». Une copie de la lettre fut
transmise à Philippe II qui nota
minutieusement dans la marge :
« Cela n’arrivera pas sur Medina
n’assure pas d’abord la sécurité de la mer avec sa flotte ». Un peu tard,
le roi reconnaissait les déficiences de son propre plan.
Le duc de Parme reçut la lettre de Medina Sidonia onze jours
plus tard. Cette fois, entre la Corogne et les Flandres, le courrier avait été
particulièrement rapide. Alexandre Farnèse envoyait aussitôt une note de
protestation au roi :
« Medina semble croire que je pourrais aller à sa
rencontre avec mes petits navires, ce qui est tout à fait impossible. Ces
bateaux ne pourraient pas essuyer le feu d’une flotte de guerre ; ils
seraient même incapables de résister à quelques grosses vagues ! »
Philippe II annota cette lettre avec une sorte de
pressentiment : « Plaise à Dieu qu’il n’y ait pas là quelque ennuis (embarazo) ».
Mais ni Philippe II ni Farnèse ne purent faire parvenir
leurs avertissements à Medina Sidonia en pleine mer. Les messagers chargés de
les convoyer ne retrouvèrent pas la flotte. Au début, Farnèse attendit – il
ignora jusqu’au 21 juillet que la flotte avait dû s’arrêter à la Corogne –
avant d’envoyer le capitaine Moresin sur un autre itinéraire possible de
l’Armada. Le message répétait ses avertissements sur la nécessité impérieuse
d’assurer la sécurité maritime avant que l’Armée des Flandres ne soit lancée
sur la mer. Moresin fut retardé par une combinaison de vents contraires, de
tempêtes et de rencontres avec la flotte anglaise. Parti le 14 juillet, il n’atteignit
l’Espagne que le 2 août. Ainsi, Medina Sidonia resta dans l’ignorance totale
des évènements. Et, jusqu’au moment de jeter l’ancre devant Calais, il continua
à bombarder les Flandres de lettres infructueuses demandant où aurait lieu le
rendez-vous et quand Farnèse serait prêt.
Cette fatale incompréhension était aggravée par une autre.
Les commandants de l’Armada étaient fermement convaincus que seule une poignée
de navires ennemis était restée au large des côtes flamandes. Ils avaient,
après tout, constaté l’arrivée de l’escadre de Sir Henry Seymour devant Calais.
Sûrement, raisonnablement, raisonnaient-ils, ne restait-il pas suffisamment de
bateaux pour empêcher le départ du duc de Parme.
Mais, une fois de plus, les officiers à bord de l’Armada étaient
mal informés. Farnèse, lui, savait que les Hollandais possédaient une réserve
importante de gros navires marchands (en
plus de leurs petites unités de flibots ou flybot)
capables de transporter et d’utiliser de l’artillerie lourde. Cela impliquait la
nécessité de diviser la flotte hollandaise, car si elle se concentrait au large
de Nieuport ou de Dunkerque, d’où il n’était possible de sortir qu’avec la
marée, ses propres bateaux seraient irrémédiablement bloqués. Afin d’y
parvenir, Farnèse avait utilisé deux stratagèmes. D’abord, il avait dispersé sa
flotte dans plusieurs ports. Une partie comprenait son navire amiral de 400
tonneaux et trois autres navires de 300 tonneaux, se trouvait à Anvers ;
une autre (incluant les navires saisis dans les ports lorsque les villes
s’étaient rendues) étaient à Sluys ; la plus grande partie était toutefois
à Nieuport et dunkerque. Les barges, elles, avaient pu être dissimulées dans
des voies d’eaux intérieures. L’excellent système de canaux dans les Flandres
permettait en effet de les rassembler vite et discrètement dans les ports
d’embarquement. Ensuite, le plus gros des troupes avait été maintenu à l’écart
des ports flamands afin de donner l’impression que ces troupes étaient sur le
point de se lancer dans une invasion de la Hollande ou de la Zélande. Pour
camoufler ses intentions jusqu’au dernier moment, Farnèse lui-même passa les
dernières semaines à voyager d’une manière imprévisible, entre Anvers, Gand et
Bruges.
Le stratagème avait bien fonctionné. Les rapports du
gouverneur hollandais indiquent une totale incapacité à discerner les axes du
plan de Philippe II. Certains, désorientés par la poursuite des conversations à
Bourbourg et l’absence d’une bataille décisive dans la Manche, supposèrent que
l’Armada se dirigeait vers Flessingue ou Amsterdam. D’autres pensèrent que,
même si la flotte était dirigée vers l’Angleterre, l’Armée des Flandres
pourrait prendre avantage de sa présence pour lancer une offensive surprise sur
la République. Comme l’écrivit l’historien hollandais, Peter Bord, ses
compatriotes craignaient davantage les barques de Farnèse que les grands
galions de l’Armada. Les magistrats d’Amsterdam, par exemple, durent prier le
Conseil d’Etat de ne pas envoyer trop de navires pour bloquer les ports des Flandres
et, vers la fin seulement, 35 bateaux de guerre furent envoyés pour patrouiller
sur la route de Dunkerque. Le reste de la flotte fut maintenu dans l’Escaut et
devant le Texel, attendant une invasion qui ne vint jamais.
Aussi, contrairement à toutes les critiques sur le manque de
préparation, on constate que les ruses de Farnèse avaient bien atteint leur
objectif. Il aurait même été possible par surprise, qu’un ou deux navires
arrivent à forcer le blocus et sortent du port du Dunkerque. Mais concentrer
une armée entière avec ses stocks de provisions, d’armes, de nourriture et
d’équipement impliquait une opération qui prendrait au moins six jours. Aussi,
comme il avait reçu la veille la nouvelle de l’arrivée de l’Armada le 6 août,
il estimait pouvoir être prêt le 12. Le 13, il serait en train de marcher sur
Londres, si seulement l’Armada pouvait attendre jusqu’à ce qu’il soit prêt et
le protéger des navires hollandais assurant le blocus.
Tout d’abord, il sembla que ce fût possible. Comme l’Armada
attendait anxieusement au large de Calais, le gouverneur catholique français du
port voulut prouver son bon vouloir. Il envoya des cadeaux au duc et accueillit
à terre un certain nombre de dignitaires espagnols de la flotte : le duc
d’Ascoli (que certains pensent, à tort, être un bâtard de Philippe II),
l’inspecteur général Don Jorge Manrique, le maître payeur Juan de Huerta et
beaucoup d’autres. Mieux, il autorisa les Espagnols à se procurer de l’eau, des
légumes frais et d’autres nourritures. Ainsi, tout au long de ce dimanche, une
navette de petits ravitailleurs relia l’Armada et la terre.
Peut-être est-ce la chaleur de cet accueil qui convainquit
le commandement anglais qu’il fallait agir sans délai. Avec l’arrivée de
renforts supplémentaires et, l’après-midi du 6 août, de l’escadre de Seymour,
la flotte anglaise comptait alors près de 140 unités. La situation devenait
critique. Pour autant que le sachent les Anglais, Farnèse pouvait embarquer ses
troupes depuis Dunkerque et la survie de l’Etat Tudor dépendait entièrement de
l’aptitude des Anglais à l’empêcher de rejoindre la flotte.
Au cours d’un conseil de guerre, tôt le matin du 7 août, il
fut décidé de lancer des brûlots sur l’Armada au cours de la nuit suivante. Les
conditions étaient idéales pour un tel stratagème. Les navires de l’Armada
étaient au mouillage côte à côte, très près l’un de l’autre. Derrière eux se
trouvaient les fameux hauts-fonds flamands sur lesquels les navires risquaient
de s’échouer. Mieux encore, du point de vue anglais, la conjonction des
courants et d’une brise sud-sud-est pourraient envoyer les brûlots au cœur même
de la flotte.
Huit navires furent sacrifiés et préparés pour l’attaque,
pour un coût de 5.111 livres. « C’était sans doute, comme devait l’écrire
un historien naval, l’investissement militaire le meilleur marché et le plus
rentable que ce pays ait consenti ». Ils furent remplis de combustible et
leurs canons bourrés à double charge de telle manière qu’ils puissent tirer
spontanément lorsque la chaleur les atteindrait, ajoutant encore à l’efficacité
de la destruction. Aucun Espagnol ne pouvait oublier les terribles navires
explosifs de Giambelli qui, trois ans plus tôt, avaient détruits partiellement
le pont du duc de Parme en travers de l’Escaut. On savait que Giambelli vivait
encore en Angleterre et Howard avait certainement tablé sur l’association
d’idées qui ne manquerait pas d’accompagner l’arrivée de ses brûlots. Bien
entendu, il ne pouvait pas espérer détruire l’Armada avec huit petits bateaux
incendiaires, mais il comptait sur eux pour semer la confusion et le chaos et,
avec l’aide des forces de la nature et de la flotte anglaise, en grignoter
encore un morceau…
Medina Sidonia avait pourtant pris ses précautions, dans la
crainte précisément que se produise une telle attaque. Avant la tombée de la
nuit, il avait fait disposer un écran de petits navires dans le vent de
l’Armada. Et effectivement, à minuit, lorsque survinrent les brûlots, deux
d’entre eux furent arrêtés et échoués sur les bancs de sable, un acte
remarquable d’héroïsme de la part de l’équipage des pinasses. Mais les six
autres passèrent outre et aboutirent au milieu de l’Armada. Dans l’affolement,
Diego Florés de Valdés ordonna aux équipages des navires de larguer leurs
amarres et de se garer de la trajectoire des brûlots, avec instruction, dès le
danger passé, de venir se réancrer le plus près possible de leur position
initiale.
C’était bien évidemment plus facile à dire qu’à faire.
Lorsque le feu atteignit les canons et qu’ils se déchargèrent, la panique aggrava
la situation déjà critique. Des courants puissants qui longeaient la côte à cet
endroit rendaient difficile de se maintenir au mouillage en pleine mer. Aussi
chaque navire espagnol était-il amarré par deux ou trois ancres. La plupart des
capitaines se contentèrent de couper les amarres et de fuir. Les ancres furent
en grande partie perdues. Deux des clercs de la flotte devaient chiffrer la
perte avec exactitude. « On peut estimer la valeur des ancres à 500 ducats
par bateau », constate le Père La Torre. « Au moins 100.000 ducats
perdus en tout » se lamente le Père Gongora. Ils avaient aussi compris que
la perte ne se calculait pas seulement en termes financiers. Il serait
maintenant particulièrement difficile pour la flotte de se réancrer pour
attendre Farnèse, où même de s’approcher en toute sécurité d’une côte. L’Armada
serait bientôt amenée à s’approcher des côtes les plus dangereuses
d’Europe : le problème immédiat auquel elle devait faire face était la
perte de sa formation défensive et de sa discipline de combat.
La panique n’avait pas gagné le navire amiral ni le groupe
proche de ceux qui l’entouraient et le protégeaient. Le San Martin, le San Juan
de Recalde et le San Marco de
Penafiel ainsi que deux galions portugais retrouvèrent leur mouillage. A l’aube
du 8 août, ces cinq navires se retrouvèrent face à la flotte anglaise toute
entière. Même ainsi, Medina Sidonia ne perdit jamais le sens de ses
responsabilités de commandant. Les chaloupes des navires furent envoyées pour
essayer de rassembler la flotte à la dérive. Comme elles partaient, les
premiers navires anglais s’approchèrent. Ce fut le début d’un copieux tir
d’artillerie.
Pourtant, l’attention du Lord Amiral Howard, à cet instant,
fut détournée de ces cinq galions qui se trouvaient entre lui et l’Armada. Dans
la confusion qui suivit cette première attaque, la galéasse de Moncada, le San Lorenzo, avait endommagé son
gouvernail et son mât principal ; cherchant à échapper à la capture, elle
s’était échouée à l’entrée de Calais.
Howard ne put pas résister à une proie aussi importante et vulnérable. Il
envoya un groupe d’assaut dans des chaloupes pour s’en emparer. Après un
furieux corps à corps, durant lequel Moncada perdit la vie d’une balle dans la
tête, la galéasse fut enlevée et mise à sac. La diversion prit fin avec une
bordée de l’artillerie française. Les Français étaient théoriquement neutres
mais sans doute la fougue des marins anglais les avait alarmés. Les batteries
côtières arrosèrent la galéasse et tout ce qui se trouvait autour d’elle
jusqu’à ce que les Anglais repartent.
Cet incident prolongé ne profita guère à Howard puisqu’il ne
put arracher ni la galéasse ni ses canons aux défenses en alerte au château de
Calais. En revanche, Medina Sidonia trouva dans ce répit de deux heures un
délai suffisant pour mobiliser ses défenses et reformer quelque peu la flotte. Les
francs-tireurs commencèrent à prendre
position de chaque côté du navire amiral, et bientôt une ligne mince de
protection reprit place à l’arrière de l’Armada. William Winter, un membre de l’escadre
est de Lord Henry Seymour, qui avait renforcé la flotte anglaise au large de
Calais et qui se trouvait pour la première fois devant l’Armada, observa ce
regroupement avec un détachement tout professionnel : « Ils prirent
la formation d’un croissant de lune. Leur amiral et vice-amiral se trouvaient
dans le centre. Et ils placèrent, de chaque côté sur les ailes, les galéasses,
bateaux portugais et autres bons navires – soit seize par aile – qui semblaient
être leurs principaux navires ». C’était la vieille position de défense
avec les cornes, cette fois uniquement constituée des francs-tireurs,
déterminés à affronter ce que leur préparait les Anglais.
La bataille qui s’ensuivit dura neuf heures et eut des
prolongements jusque sur les hauts fonds
entre Gravelines et Ostende. Ce fut terrible et confus. On peut toutefois la
résumer comme un feu roulant sous lequel les Espagnols tentèrent tant bien que
mal de maintenir l’unité de leur défense et de rester aussi près que possible
des ports prévus par l’embarquement du duc de Parme, tandis que les Anglais s’efforçaient
de séparer les navires et de les pousser vers les hauts fonds. Le vent qui
passa de sud-sud-ouest à nord-nord-ouest,
mettant la flotte espagnole dans une situation de plus en plus désavantageuse,
aura une importance de plus en plus considérable. Le temps se détériorait ;
la mer étant devenue agitée et la visibilité médiocre.
A travers cette confusion, on peut cependant distinguer les
caractéristiques qui différencièrent complètement ce combat des précédents. D’abord
il se déroula à très courte distance. William Winter, du Vanguard, devait écrire : « Nous avons tiré près de 500
boulets de demi-canons, couleuvrines et demi-couleuvrines. Et même lorsque je
reprenais le large pour recharger mes pièces, je me trouvais toujours à portée
de leurs arquebuses ; même parfois à portée de voix. » Compte-tenu du
bruit et du chaos qui devait régner sur l’océan, on peut en effet considérer qu’ils
se trouvaient fort près l’un de l’autre. On retrouve d’ailleurs dans le
témoignage de Calderon, commissaire de bord sur la gabarre San Salvador, les mêmes indications du côté espagnol : « l’ennemi
infligea de tels dégâts aux galions San
Mateo et San Felipe que ce
dernier eut cinq canons sur le flanc et un gros canon sur la poupe hors d’usage.
Voyant cela et remarquant que son pont supérieur était détruit, ses pompes cassées,
ses gréements arrachés et son navire presque devenu une épave, Don Francesco de
Toledo (officier commandant le San Felipe)
ordonna de lancer les grappins e cria à l’ennemi de se rapprocher s’il l’osait.
Ils répliquèrent, le mettant en demeure de se rendre avec les honneurs ;
et un Anglais, sur le château principal, brandissant son épée cria : « vous
êtes de bons soldats, nous vous offrons de vous rendre avec les honneurs. »
Mais la seule réponse qu’il eut fut une balle de mousquet qui l’étendit à la
vue de tous, et Don Francesco ordonna alors aux mousquets et aux arquebuses d’entrer
en action. L’ennemi se retira, tandis que nos hommes les traitaient de couards
et les couvraient de mots qui stigmatisaient leur absence d’intelligence, les
comparaient à des poulets (…) et les mettaient au défi de revenir se battre. »
Un peu plus tôt, le frère du San Felipe, le San Mateo,
avait expérimenté une rencontre rapprochée avec un des navires anglais. Comme
les deux bateaux passaient près l’un de l’autre, ils furent si proches qu’un
Anglais particulièrement audacieux, ou passablement fou, arrivé à sauter sur le
pont espagnol. Personne ne le suivit et il fut tué dans l’instant.
Pour la première fois, les Anglais avaient la possibilité de
mener leurs attaques et causer des dommages réels aux gros navires espagnols.
Nous avons vu dans quel état s’était retrouvé le San Felipe et il ne fut qu’un parmi d’autres. Les francs-tireurs
qui avaient conservé leur agressivité se battaient avec l’énergie du désespoir
pour sauver l’Armada de la ruine. Ce sont eux, naturellement, qui souffrirent
le plus. Le San Martin lui-même reçut
plus de 200 coups, la plupart crevant sa coque tout près de la ligne de
flottaison. Seuls les efforts héroïques de deux plongeurs nus enduits d’étoupe
et lestés de plaques de plomb permirent de garder le contrôle des voies d’eau.
Le San Mateo, cerné par un groupe
particulièrement agressif de galions anglais, se battit jusqu’à ce qu’il ne fut
plus « qu’une chose qui faisait pitié à voir, criblée de boulets comme une
passoire ». Et les dommages causés par l’ennemi furent encore aggravés par
le recul de ses propres canons qui, attachés directement aux sabords, commencèrent
à arracher les bastingages à chaque bordée. Les brèches pratiquées dans la
coque ne laissaient aucun doute sur le fait que ce navire coulerait à plus ou
moins brève échéance. Mais le soir venu, le navire amiral lui envoya un
plongeur qui put obstruer les voies d’eau. Quoi qu’il en soit, le San Mateo, tout comme le San Felipe, était mortellement touché et
les deux galions portugais commencèrent à perdre le contact avec le reste de la
flotte. Cette nuit-là, ils s’échouèrent entre Nieuport et Ostende, et le matin
suivant, ils furent capturés avec leurs équipages par les flibots de Justin de
Nassau.
Un groupe de navires anglais pilonna si furieusement le
levantin San Juan de Sicilia. « Si
lourdement avec ses canons qu’ils le disloquèrent complètement. Nous dûmes
réparer les dommages des nombreux coups que le navire avait reçus, à bâbord
comme à tribord et, de la proue à la poupe, et même sous la ligne de flottaison, à des endroits
difficiles à réparer. » La Santa
Maria de la Rosa subit aussi des dommages sous la ligne de flottaison :
d’après le seul survivant de son naufrage, « (elle) avait été transpercée
à quatre reprises, et un des coups avait été porté entre le vent et l’eau », raison pour laquelle le navire avait
coulé (NDT : l’expression entre le
vent et l’eau a été traduite littéralement. Elle décrit la situation d’un
navire qui s’incline sous le vent, mettant ainsi hors de l’eau une partie de sa
coque située normalement sous la ligne de flottaison). La Trinidad Valencera ainsi que El
gran Grifon subirent des dégâts tellement importants à leur coque que les
équipages furent obligés de rejoindre la rive à la nage. D’après le Père La
Torre, à bord du San Martin, « il
pleuvait des boulets sur tous les galions importants ». Les hommes qui
avaient participé à la bataille de Lépante devaient prétendre qu’il fut tiré
vingt fois plus de coups au large de Gravelines qu’au cours de la bataille
contre les Turcs.
Un seul navire espagnol, le biscayen Maria Juan, fut coulé durant la bataille proprement dite. Entouré d’Anglais,
il fut littéralement réduit en charpie, et « alors qu’ils étaient sur le
point de se rendre, avant d’avoir pu accepter certaines conditions, le navire
coulait sous nos yeux », raconte un marin anglais. Une seule chaloupe
chargée d’espagnols put être récupérée.
Les pertes, à bord des autres navires, furent considérables.
Ainsi, des 457 hommes embarqués à Lisbonne sur le San Felipe, il n’en parvint que 127 à terre. A bord du San Mateo le nombre de morts fut à peine
moins élevé. Les pertes de l’Armada pour cette journée furent très lourdes,
probablement un millier de morts et plus de 800 blessés. Pourtant la pugnacité
des survivants restait intense. Un témoignage anglais fait état d’un grand
navire italien (sans doute la Regazona
de Bertonda), dont le pont et les châteaux dégoulinaient de sang et dont les
principaux canons étaient arrachés. Trois heures plus tard, il était toujours à
son poste de combat dans l’arrière-garde de l’Armada.
La bataille faiblit entre quatre et cinq heures de l’après-midi,
lorsque le stock de munitions des Anglais commença à s’épuiser. Pour fuir, les
Espagnols furent alors obligés de naviguer, sans pilote ni carte, dans les eaux
inconnues de la côte flamande. D’après le Père La Torre, « pas un homme
qui put s’endormir ce soir-là. Nous rêvions tous du moment où nous pourrions
courir à terre. » Dans cette nuit épouvantable, les hommes priaient ou
suppliaient la vierge à haute voix de les sauver, tandis que les chapelains
confessaient les mourants jusqu’à l’aube en se levant leur révélât qu’un vent fortuit
les avait transporté en haute mer.
L’Armada, une fois de plus, n’avait pas su assurer sa
cohésion et s’était éparpillée au gré des courants et du vent. « Le navire
du duc, habituellement en tête, semblait le dernier de tous. » Mais c’était
un choix délibéré de Medina Sidonia toujours déterminé à assurer la jonction
avec Farnèse et à l’attendre autant qu’il le pourrait. Comme il l’avait fait la
veille, il tenta de rassembler la flotte. Mais ce matin-là, le moral des
Espagnols était au plus bas. Certains rapportent même que le duc avait songé à
une reddition. Il existe au moins une source, qui établit que certains membres
du Conseil avaient envisagé cet ultime expédient : mais, rapporte La
Torre, « aucune pinasse n’était disponible (pour mener des négociations
avec l’ennemi) ce qui était une faveur particulière de Dieu et, dans tous les
cas, le duc préféra ne pas suivre cette voie, préférant mourir sur son pont
comme un chevalier qu’il était. »
Les officiers de Medina Sidonia se confessaient et se
préparaient à reprendre le combat lorsque les canons du navire amiral tirèrent
trois coups pour avertir les autres bateaux. Mais personne ne vint, de telle
manière que le duc dut envoyer ses propres chaloupes pour demander pourquoi ils
n’avaient pas répondu à son signal. Leurs capitaines furent amenés à bord et La
Torre rapporte le sinistre dialogue :
« Avez-vous entendu le canon ? » demande,
furieux, Medina Sidonia. Ils l’admettent et le duc reprend : « Pourquoi
ne vous êtes-vous pas ralliés ? » « Nous pensions que votre navire
amiral était en train de couler et nous nous empressions de nous mette en
sécurité » répondent-ils. Il y eut une courte pause et ensuite, d’une voix
glaciale, le duc lâche son verdict : « Pendez les traitres ». En
fin de compte, un seul capitaine fut pendu et son corps promené à travers la
flotte sur une patache pour servir d’exemple et rétablir une discipline que l’horreur
de la nuit avait compromise ? L’exemple avait pour nom Don Cristobal de
Avila, capitaine d’une caraque et voisin de Medina Sidonia à Sanlucar. Mais si
le duc était arrivé, par cet exemple, à rallier la flotte, elle n’en était pas pour
autant redevenue une unité de combat. Les Espagnols, avec un vague semblant de
discipline, restaient à la merci des vents qui les poussaient loin des
dangereuses côtes des Flandres et vers les eaux incertaines de la mer du Nord.
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