Nul besoin de gloser longuement sur l'affaire de Dunkerque, autant se référer à l'acteur principal de l'histoire elle-même.
Alors qu'un soir de 1714, Louis XIV envoya chercher des papiers enfermés en ses tiroirs, il se mit à les brûler les uns après les autres... Le Maréchal de Noailles qui avait été chargé de la course le pria avec instance de plutot les lui confier... Les feuillets n'étaient que les écrits personnels du Roi, ses notes militaires, son journal, ses Mémoires...
Tout un règne personnel entamé en 1666 à la mort du Cardinal Mazarin... Ses derniers mois montraient un roi qui n'etait plus celui des débuts flamboyants des victoires de Flandre et de Franche-Comté mais un homme travaillé par les revers de la gloire et des peines des deuils familiaux...N'échappèrent aux flammes que les années 1661-1662 au coeur desquelles se placent les affaires dunkerquoises... et 1666-1668 où se déroule la conquête de la Flandre...
Les historiens sont passés sur cet épisode du règne avec plus au moins de bonheur mais encore importait-il de laisser la parole à l'acteur principal (avec Mazarin et les intrigues de cour qui émaillent la minorité royale) sur le retour définitif de Dunkerque à la France...
Louis XIV vers 1660
In « Mémoires de Louis
XIV », présentés et annotés par J. Longnon, éditions Tallandier, Paris,
1978, 1983, 2001, 288 pages, pp. 119 – 126
L’acquisition de Dunkerque
n’était pas de si grande étendue (ndlr : que la Lorraine), mais elle était
d’une importance non moindre et d’une utilité plus certaine. Peu de personnes
ont su par quelle suite d’affaires cette place si considérable était passée
entre les mains des Anglais, durant le ministère du cardinal Mazarin. Il faut
pour cela remonter jusqu’à ma minorité et aux factions qui obligèrent deux fois
ce ministre à sortir du royaume. Cromwell, à qui le génie, les occasions et le
malheur de son pays avaient inspiré des pensées fort au-dessus de sa naissance,
au commencement simple officier dans les troupes rebelles du Parlement, puis
général, puis Protecteur de la République, et désirant en secret la qualité de
roi qui refusait en public, enflé par le bon succès de la plupart de ses
entreprises, ne voyait rien de si grand, ni au-dedans, ni au dehors de son île
à quoi il ne pensât pouvoir prétendre ; et bien qu’il ne manquât pas
d’affaires chez lui, il regarda les troubles de mon Etat comme un moyen de
mettre le pied en France par quelque grand établissement : ce qui lui était
également avantageux, soit que la puissance royale se confirmât en sa personne
et en sa famille, soit que le caprice des peuples et la même fortune qui
l’avaient élevé si haut entreprissent de le renverser.
Il savait de quelle sorte presque
tous les gouverneurs des places et des provinces traitaient alors avec le
cardinal Mazarin, et qu’à peine y avait-il de fidélité avec ses sujets,
qu’achetée à prix d’or ou par des récompenses d’honneur, telles que chacun
s’avisait de les souhaiter. Il dépêche le colonel de ses gardes au Comte
d’Estrades, gouverneur de Dunkerque, il l’exhorte à considérer l’état des
choses pour en tirer ses avantages particuliers, lui offre jusqu’à deux
millions payables à Amsterdam ou à Venise, s’il veut lui livrer la place, et de
ne jamais faire la paix avec la France sans obtenir pour lui les dignités ou
les établissements où il peut aspirer. Il ajoute que les affaires du cardinal,
son bienfaiteur, et qui l’avait mis dans ce poste, sont désespérées, n’y ayant
pas d’apparence que ce ministre, dont on avait mis la tête à prix, puisse par
ses propres forces revenir dans le ministère, ni dans l’Etat ; qu’il ne le
soutiendra pas seul avec Dunkerque, mais périra avec lui. Si toutefois il veut
porter son affection et sa reconnaissance pour lui jusqu’au bout ; qu’il
prenne cette occasion de le servir utilement par la seule voie peut-être que sa
bonne fortune lui ait laissée de reste ; qu’il peut offrir au cardinal
avec la même condition de remettre Dunkerque aux Anglais, non seulement les
deux millions mais aussi tels secours de troupes qui lui seront nécessaires
pour rentrer en France ; qu’il se fera par-là, auprès de lui, un mérite
avec lequel, si ce ministre est rétabli, il n’y a rien qu’il n’en doive
espérer.
l'acquisition de Dunkerque (galerie des glaces - Versailles)
D’Estrades, par une conduite très
louable, après avoir obligé cet envoyé à lui faire ses propositions dans un
conseil de guerre, et ensuite à les signer, le renvoie à Cromwell avec la
réponse : il se plaint qu’on l’ait cru capable d’une infidélité, ni de
rendre cette place par d’autres ordres que les miens ; que tout ce qu’il
peut faire est de me proposer à moi-même la condition des deux millions, et en
même temps celle d’une étroite alliance avec moi par laquelle le Protecteur
s’engagera à rompre sur met et sur terre avec les Espagnols ; à me fournir
dix mille hommes se pied et deux mille chevaux pour faire la guerre en
Flandre ; à entretenir cinquante navires de guerre sur les côtes, durant
les six mois de l’été et une escadre de quinze durant l’hiver, pour croiser la
mer, agissant de concert suivant les desseins qu’on pourrait former ensemble.
Cromwell accepta ces propositions
qui me furent aussitôt envoyées par d’Estrades à Poitiers où j’étais, et
n’arrivèrent que deux jours après le retour du cardinal Mazarin. Ce ministre
les trouva très avantageuses, ayant pour maxime de pourvoir, à quelque prix que
ce fût, aux affaires présentes, et persuadé que les maux à venir trouvaient
leur remède dans l’avenir même. Mais le garde des sceaux Châteauneuf, qu’on
avait été obligé de rappeler durant ces troubles, l’emporta contre lui dans le
conseil et auprès de la reine ma mère, et les fit absolument rejeter. Cromwell,
ayant reçu cette réponse, signa le même jour un traité avec les espagnols, leur
fournit dix mille hommes et vingt-cinq vaisseaux pour le siège de Gravelines et
de Dunkerque qui, par ce moyen furent prises sur moi en la même année, l’une à
la fin de mai, l’autre au 22 septembre, mais au profit des Espagnols seulement.
Cependant mon autorité s’étant
affermie dans le royaume, et les factions qu’il y fomentaient étant absolument dissipées,
ils furent réduits quelques temps après à ne pouvoir soutenir que difficilement
l’effort de mes armes en Flandre. Cromwell, qui ne s’était lié avec eux que
pour cette entreprise particulière, et qui avait augmenté depuis en pouvoir et
en considération dans toute l’Europe, se voyait régulièrement recherché de leur
côté et du mien ; ils le regardèrent comme l’unique ressource à leurs
affaires de Flandre, et moi comme l’unique obstacle à leurs progrès, en un
temps où je voyais la conquête entière de ces provinces presque certaine, si on
ne m’accordait tout ce que je pouvais souhaiter pour la paix. Lui, qui n’avait
pas oublié son premier dessein de s’acquérir un poste considérable en deçà de
la mer, ne voulant se déterminer qu’à cette condition, proposait en même temps
aux Espagnols de se joindre à eux dans cette guerre, d’assiéger Calais qui lui
demeurerait, ce qu’ils étaient près d’accepter avec joie et moi d’assiéger
Dunkerque et de le remettre.
Le cardinal Mazarin, à qui cette
ouverture n’était pas nouvelle, et qui l’avait approuvée autrefois lors même
que Dunkerque était au pouvoir des Français, s’en trouva sans doute moins
éloigné. Et bien que j’eusse beaucoup de répugnance, je m’y rendis enfin, non
seulement par le cas que je faisais de ses conseils, mais aussi par les
avantages essentiels que j’y trouvais pour la guerre de Flandre, et par la
nécessité de choisir des deux maux le moindre, ne voyant pas de comparaison,
puisqu’il fallait nécessairement voir les Anglais en France, entre les y voir
mes ennemis ou mes amis, ni entre m’exposer à perdre Calais que j’avais, ou
leur promettre Dunkerque que je n’avais pas encore.
Ce fut donc par cet
accommodement, qu’après avoir repris Dunkerque, je le leur remis entre leurs
mains, et il ne faut point douter que leur union avec moi ne fût comme le
dernier coup qui mit l’Espagne hors d’état de se défendre, et qui produisit une
paix si glorieuse et si avantageuse pour moi.
J’avoue pourtant que cette place
au pouvoir des Anglais m’inquiétait beaucoup. Il me semble que la religion
catholique y était intéressée. Je me souvenais qu’ils étaient les anciens et
irréconciliables ennemis de la France, dont elle ne s’était sauvée autrefois
que par un miracle ; que leur premier établissement en Normandie nous
avait coûté cent ans de guerre, et le second en Guyenne trois cents ans, durant
lesquels la guerre se faisait toujours au milieu du royaume à nos dépens, de
sorte qu’on s’estimait heureux quand on pouvait faire la paix et envoyer les
Anglais chez eux avec de grosses sommes d’argent pour les frais qu’ils avaient
faits, ce qu’ils regardaient comme un revenu ou un tribut ordinaire.
Je n’ignorais pas que les temps
étaient forts changés ; mais, parce qu’ils pouvaient encore changer d’une
autre sorte, j’étais blessé de cette seule pensée que mes successeurs les plus
éloignés me pussent reprocher quelque jour d’avoir donné lieu à de si grands
maux, s’ils pouvaient jamais y retomber ; et sans même dans le passé ou
dans l’avenir, je savais combien la seule ville de Calais, qui leur était
demeurée la dernière, avait coûté de sommes immenses aux Français, par les
ravages ordinaires de la garnison, ou par les descentes qu’elle avait
facilitées, ce poste, ni pas un autre dans mon royaume, ne pouvant d’ailleurs
être à eux sans être en même temps un asile ouvert aux mutins, et sans fournir
à cette nation des intelligences dans tout le royaume, surtout parmi ceux qu’un
intérêt commun de religion liait naturellement avec elle. Peut-être qu’en
donnant Dunkerque, je n’avais point trop acheté la Paix des Pyrénées et les
avantages qu’elle m’apportait. Mais après cela il est certain que je ne pouvais
trop donner pour racheter Dunkerque : ce que j’avais bien résolu dès lors,
mais qui à la vérité était difficile à espérer.
Cependant, comme pour venir à
bout des choses le premier pas est de les croire possibles, dès l’année 1661,
envoyant d’Estrades en Angleterre, je le chargeai très expressément d’étudier
avec soin tout ce qui pourrait servir à ce dessein, et d’en faire son
application principale.
Le roi d’Angleterre, nouvellement
rétabli, avait un extrême besoin d’argent pour se maintenir. Je savais que par
l’état de son revenu et de sa dépense il demeurait toujours en arrière de deux
ou trois millions par an, et c’est le défaut essentiel de cette monarchie, que
le prince n’y saurait faire de levées extraordinaires sans le Parlement, ni
tenir le Parlement assemblé sans diminuer d’autant son autorité qui en demeure
quelquefois accablée, comme l’exemple du roi précédent l’avait fait assez voir.
Le chancelier Hyde avait toujours
été assez favorable à la France ; il sentait alors diminuer son crédit
dans l’esprit du roi, quoiqu’on ne s’en aperçut point encore ; et vouait
dans l’Etat une puissante cabale qui lui était opposée ; ce qui l’obligeait
d’autant plus à se faire des amis et protecteurs au dehors. Toutes ces raisons
ensemble le disposaient à me faire plaisir, quand mes intérêts pourraient
s’accorder avec ceux du roi son maître.
D’Estrades, exécutant mes ordres,
et se servant adroitement de l’accès libre et familier qu’il avait depuis
longtemps auprès de ce prince, n’eut pas de peine dans les conversations
ordinaires à le faire tomber sur Dunkerque. Le roi, qui disait alors qu’il en
voulait faire sa place d’armes, l’entretenait volontiers de ce dessein, comme
un homme qui pourrait lui donner des lumières utiles, en ayant été longtemps
son gouverneur. Pour lui, approuvant tout, il faisait seulement remarquer
quelques incommodités dans la situation des lieux, et surtout la grande dépense
dont cette place avait besoin nécessairement pour l’entretenir et la garder, jusque-là
que le cardinal Mazarin qui la connaissait par l’expérience du passé avait
douté plusieurs fois s’il eut été avantageux à la France de la conserver quand
elle l’aurait pu. Le roi répondait qu’il lui serait fort aisé quand il voudrait
de se délivrer de cette dépense, les Espagnols lui offrant alors même de
grandes sommes, s’il voulait leur vendre Dunkerque. D’Estrades lui conseillait
toujours d’accepter leurs offres, jusqu’à ce que le roi, plus pressé que nous
ne le pensions, vint de lui-même à dire que, s’il avait à en traiter, il
aimerait mieux que ce fut avec moi qu’avec eux.
Ainsi commença cette négociation
dont j’eux une extrême joie, et bien que sa demande fît de cinq millions, somme
sans doute très considérable, qu’il fallait même payer fort promptement, je ne
trouvais pas à propos de le laisser refroidir là-dessus, le bon état où
commençaient d’être mes finances me permettant pour une chose aussi importante
que celle-là, non seulement ces efforts, mais de plus grands encore. La
conclusion du traité se fit toutefois à quatre millions payables en trois ans,
tant pour la place que pour toutes ses munitions de guerre, canons, pierres,
briques et bois. Je gagnais même sur ce marché cinq cent mille livres, dans que
les Anglais s’en aperçussent. Car ne pouvant imaginer qu’en l’état où on avait
vu mes affaires peu de temps auparavant j’eusse le moyen de leur fournir
promptement cette grande somme comme ils le désiraient, ils acceptèrent avec
joie l’offre que leur fit un banquier de la payer en argent comptant, moyennant
cette remise de cinq cent mille livres ; mais le banquier était un homme
interposé par moi qui, faisant le payement de mes propres deniers, ne profitait
point de la remise.
La conséquence de cette
acquisition me donna une inquiétude continuelle, jusqu’à ce tout fut achevé, et
ce n’était pas sans raison ; car l’affaire, au commencement très secrète,
ayant été éventée peu à peu, la ville de Londres qui en fut informée députa ses
principaux magistrats, le maire et les aldermen, pour offrir au roi toutes les
sommes qu’il voudrait, à condition de ne point aliéner Dunkerque. Des deux
courtiers que d’Estrades m’avait dépêchés par deux divers chemins, avec deux
copies du traité pour le ratifier, l’un fut arrêté sur le chemin de Calais par
les ordres du roi d’Angleterre, l’autre étant déjà passé en France par
Dieppe ; et ce roi, à qui d’Estrades représentait en même temps qu’il ne
s’agissait plus de Dunkerque, mais de rompre pour jamais avec moi si l’on ne me
tenait parole, quelque complaisance qu’il fut obligé d’avoir pour eux, leur fit
enfin approuver comme une chose déjà faite et sans remède ce qu’ils avaient
résolu d’empêcher.